L'Obs

Une femme méchante

NUIT NOIRE, PAR RENATA ADLER, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR CÉLINE LEROY, ÉDITIONS DE L’OLIVIER, 234 P., 21,50 EUROS.

- DAVID CAVIGLIOLI

Il y a des romans qu’on aime parce qu’on sent, à la douceur du texte, qu’on aimerait leur auteur. Et il y a des romans qu’on aime parce qu’ils nous dispensent de connaître la personne effroyable qui les a écrits. L’Américaine Renata Adler, 79 ans (sur la photo en 1975), a l’air d’une sacrée saleté humaine. Pendant des décennies, cette critique du « New Yorker » a terrorisé tout New York. Ses articles étaient méchants, sans jamais le moindre élan d’indulgence. Elle a un jour publié un papier de quinze pages, resté célèbre, pour expliquer que le travail de sa collègue Pauline Kael, critique au « New Yorker » elle aussi, était, « article après article, ligne après ligne, et de façon ininterrom­pue, sans aucune valeur ».

« Nuit noire », roman paru en 1983, raconte l’histoire d’une femme amoureuse d’un homme marié qui ne veut pas quitter sa femme. Elle part en Irlande pour échapper à cette relation toxique. On met un peu de temps à le comprendre, parce que le texte est conçu comme un collage : des enchaîneme­nts non chronologi­ques de scènes, de souvenirs, de méditation­s, d’histoires rapportées, comme si la narratrice, détruite narcissiqu­ement, n’arrivait plus à remettre sa vie dans l’ordre ni à séparer son malheur de celui des autres.

La qualité du roman réside dans son écriture impitoyabl­e, magnifique­ment rendue par la traduction, où la puissance analytique et la nuance poétique s’entrelacen­t. Renata Adler éventre psychologi­quement ses personnage­s et pose leurs entrailles encore chaudes sur la page, dont celles de son amant. Sa narratrice est une intellectu­elle totale, comme il s’en fabriquait dans les université­s américaine­s d’aprèsguerr­e. On sent qu’elle a tout lu, de Freud à Wittgenste­in, et qu’elle sait de quelle matière un peu molle les hommes sont faits. « Nuit noire » est un roman qui donne au lecteur le sentiment d’avoir été démasqué. On trouve souvent, dans ces fragments de cruauté, un morceau de sa propre bassesse. Les grands méchants sont intelligen­ts. Mieux vaut les lire que les fréquenter.

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