L'Obs

LE TRIOMPHE DE L’ÉLECTEUR MÉDIAN

- Par DANIEL COHEN Directeur du départemen­t d’économie de l’Ecole normale supérieure. D. C.

C eux qui ont parié sur l’éclatement de la bulle Macron, puis prophétisé qu’il ne pourrait jamais gouverner, faute de majorité, en ont tous été pour leurs frais. Ils ont certes des circonstan­ces atténuante­s : ce qui s’est produit ne ressemble à rien, sauf à remonter à la fondation de la Ve République, lorsque le gaullisme avait fait voler en éclats le système politique de son époque. Mais la France était alors au bord de la guerre civile, le souvenir de la Seconde Guerre mondiale restait vif… Cette fois-ci, c’est à froid, sans prévenir, que la vie politique française s’est effondrée, laissant s’installer un vide immense autour du nouveau pouvoir. Comment les forteresse­s des partis se sont-elles écroulées, comme les murs de Jéricho, sous les trompettes de Macron?

L’un des modèles canoniques de la science politique, dit « de l’électeur médian », permet de saisir ce qui s’est joué. Imaginons les électeurs alignés, comme dans l’Hémicycle, sur un arc droite-gauche. L’électeur médian est celui qui est juste au milieu, et compte autant de gens sur sa droite que sur sa gauche. Supposons qu’il n’y ait de place que pour deux partis. Selon cette théorie, ils vont proposer exactement le même programme : celui qui convient à l’électeur du milieu! En effet, si l’un des partis se met un peu trop à gauche, celui qui reste au centre attire toute la clientèle de droite et une partie de celle de gauche. Symétrique­ment si l’autre se met à droite. In fine, selon ce modèle, il n’y a plus ni droite ni gauche, mais une course vers le centre.

Cette théorie a longtemps été réfutée en pratique. Les passions politiques ne se laissent pas dissoudre dans le calcul électoral : les électeurs ont besoin de rêves et de batailles pour avoir envie de voter. Mitterrand avait résumé le problème d’une formule : pour l’emporter, il faut d’abord rassembler son camp. Le rôle des partis est notamment de convaincre leurs extrêmes d’accepter l’épreuve du pouvoir. Chaque camp tend ainsi à se positionne­r idéologiqu­ement en son propre milieu. S’affrontent, par partis interposés, le médian de la gauche et celui de la droite. L’espace laissé au centre est alors trop étroit pour lui permettre de jouer un rôle. Comment, dans ces conditions, Macron a-t-il fait pour triompher? La montée d’une radicalité nouvelle, à droite comme à gauche, donne une explicatio­n possible. La crise a attisé les extrêmes, lesquels ont fait sécession, refusant de voter pour les conciliate­urs de leurs propres camps. Comme un joueur d’échecs mettant sa reine au milieu de l’échiquier, Macron s’est appliqué à séduire l’électeur médian, captant les modérés de chaque camp et laissant la droite et la gauche à leurs radicalité­s. Sa victoire est le triomphe d’une stratégie qui semble totalement contre-intuitive : faire gagner le centre au moment même où la France enregistre une montée inédite des extrêmes. Ce n’est pas l’apaisement de la France qui a permis sa réussite mais exactement le contraire. Il lui faudra s’en souvenir dans l’exercice du pouvoir.

“LA VIE POLITIQUE FRANÇAISE S’EST EFFONDRÉE, LAISSANT S’INSTALLER UN VIDE IMMENSE AUTOUR DU NOUVEAU POUVOIR.”

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