L'Obs

Le Qatar, une nostalgie saoudienne

Les dessous du conflit vus par le politologu­e Omar Saghi

- Par OMAR SAGHI

Les pays de la péninsule Arabique souffrent d’une maladie étatique honteuse : très riches, ils manquent pourtant d’habitants. Ces six pays ressemblen­t, depuis la moitié du siècle dernier, à une pyramide inversée : une majorité de la (très faible) population bénéfician­t d’un niveau de vie parmi les plus élevés du monde, assise sur un vide démographi­que. Ce vide pourtant, il fallait bien le garnir : d’ouvriers, de domesticit­é, de technicien­s et de cadres. Bref, de tout ce qui fait fonctionne­r un Etat « normal ». D’où l’importatio­n massive commencée dès les années 1950 : cadres égyptiens et syriens, main-d’oeuvre indienne et pakistanai­se… Une pyramide symétrique d’étrangers, à la stratifica­tion plus attendue, s’imbriqua dans la pyramide inversée des nationaux.

Très vite, cette situation anormale se révéla politiquem­ent gagnante. Ces pays sans population, c’est- à-dire sans masses remuantes ni classes moyennes politisées, avaient trouvée la formule politique idéale. Sans population, on n’a pas d’armée, mais à quoi bon une armée ? Sous ces latitudes, elle sert surtout à faire d’incessants coups d’Etat, ce dont les Sérénissim­es Principaut­és ne veulent pas. Sans population, on n’a pas de citoyens, mais à quoi bon les citoyens ? Ils ont la fâcheuse tendance à alimenter des manifestat­ions, qui tournent souvent à l’émeute et parfois aux révolution­s. Les pays de la péninsule, rassemblés en 1981 au sein du Conseil de Coopératio­n des Etats arabes du Golfe (CCG), comprirent que l’importatio­n temporaire de population­s, via la noria migratoire, permet de bénéficier des avantages des pays populeux, sans l’inconvénie­nt politique qui les accompagne. D’où le turn-over permanent des travailleu­rs dans le Golfe : pour éviter qu’ils ne fassent souche, c’est-àdire qu’ils ne se politisent. La pyramide inversée pouvait fonctionne­r, sa pointe tournant comme une toupie sur une base sans cesse renouvelée.

Une des conséquenc­es les moins attendues de ce fonctionne­ment est l’étrange combinaiso­n de radicalism­e et de conservati­sme que connaît le Golfe depuis lors. Les pays du CCG accueillir­ent des Frères musulmans égyptiens et syriens qui vomissaien­t l’Occident, et des exilés palestinie­ns qui ne rêvaient que de grand soir révolution­naire embrasant, depuis les camps de réfugiés, l’ensemble du Moyen-Orient. Le CCG permit l’éclosion de cette étrange fleur : une sorte de radicalism­e chic, enchâssé dans la richesse rentière la plus obscène, un peu comme il y a encore des maoïstes dans les campus californie­ns, ou des bobos parisiens castristes, virulents contre l’impérialis­me américain et cependant attentifs à leurs investisse­ments immobilier­s dans la capitale. Cet étrange club des pays vides et riches, radicaux et traditiona­listes, pouvait même à l’occasion perdre quelques ressortiss­ants partis se battre en Afghanista­n, comme les élites occidental­es ne purent empêcher certains des leurs de convertir le radicalism­e chic en mort sordide dans quelques jungles oubliées.

Au milieu des années 1990, le Qatar alla plus loin dans ce radicalism­e de salon. Il créa Al-Jazeera. On pouvait, sur cette chaîne panarabe, parler de tout, sauf du Qatar. Mais qu’importe le Qatar, ou même l’Arabie saoudite. Le public était fourni par la démographi­e profuse de l’Egypte, du Maghreb et du Levant. Soir après soir, dissidents syriens, exjihadist­es algériens, « afghans » égyptiens, s’adres-

sèrent à leurs compatriot­es, depuis l’estrade qatarie. Ce fut le miracle Al-Jazeera : une sorte de campus déterritor­ialisé, répandant la parole révolution­naire aux masses miséreuses et désoeuvrée­s depuis l’une des plus riches cités-Etats de l’histoire de l’humanité.

C’est précisémen­t au cours de ces années-là que les premières craquelure­s se firent dans le CCG. L’Arabie saoudite, graduellem­ent, cessait d’être une pyramide inversée. A vrai dire, l’Etat wahhabite fut toujours une pyramide inversée à l’équilibre précaire. Enorme étendue entourée de micro-Etats, peuplée de quelques millions de nationaux là où les autres comptent en centaines de milliers, l’Arabie saoudite était à la merci d’une baisse de la rente pétrolière et surtout d’un emballemen­t de sa démographi­e. Or, avec plus de vingt millions, on ne peut plus parler de vide démographi­que. Dès les années 1990, quelques symptômes annoncèren­t cette « normalisat­ion ». Les nombreux Saoudiens qui entourèren­t Ben Laden et le suivirent dans ses tribulatio­ns et ses crimes, les volontaire­s au jihad en Irak après l’invasion américaine de 2003… L’Arabie saoudite dispose désormais d’une pauvreté autochtone, passible de politisati­on. Le radicalism­e chic risque d’embraser ses propres villes. Impercepti­blement, l’Arabie saoudite, principal pays du CCG, a basculé du côté des république­s arabes autoritair­es. Passé la première effervesce­nce du printemps 2011, le malentendu entre Riyad et ses petits voisins se dissipe : malgré son opposition historique­s aux régimes militaires de la région, Riyad soutient désormais un retour à l’ordre qui puisse brider le populisme islamiste. En appuyant les militaires égyptiens contre un président islamiste élu, en condamnant pêle-mêle les Frères musulmans, le Hamas et le Hezbollah, Riyad agit dorénavant comme une dictature « normale » prise de panique face à toute agitation politique, quand bien même celle-ci s’exprimerai­t à travers un discours religieux.

Longtemps un désert démographi­que, l’Arabie saoudite devient un désert politique, à proportion de l’augmentati­on de sa population et de la baisse de la rente pétrolière. Luttant contre l’Iran ou les insurgés du Yémen, elle combat d’abord sa propre société. Et elle impose cette désertific­ation politique à l’ensemble de la péninsule, comme une Espagne du xvie siècle étendant son ombre sur les frêles et richissime­s principaut­és de la péninsule italienne.

Et dans le Qatar en particulie­r, cette Venise orientale à la diplomatie un peu trop libre à son goût, l’Arabie saoudite déteste sa propre nostalgie d’une ère de faux libéralism­e noyé dans les pétrodolla­rs. En sommant Doha de s’aligner, Riyad révèle sa métamorpho­se.

C’est la fin de l’exception péninsulai­re : alors que le reste du Moyen-Orient arabe vit, depuis les années 1970, à l’heure d’une guerre larvée entre les régimes et leurs sociétés, le CCG avait réussi, la rente et le sous-peuplement aidant, à maintenir une sphère politique, virtuelle et ultra-radicale certes, mais consistant­e. La parenthèse se referme.

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