Bonnes feuilles
Edouard Philippe, le lecteur de Matignon
On peut penser tout ce qu’on veut du macronisme en marche et du libéralisme qui vient. Mais ces dernières années, nos Premiers ministres dissertaient plutôt sur leur goût pour les voitures de course, leur amour de l’entreprise et même les dangers du burkini. Est-ce seulement pour se distinguer ? Edouard Philippe a choisi de mettre en avant sa passion pour la lecture. Dans « Des hommes qui lisent », qu’il a commencé en 2011 et achevé cet hiver, le nouveau barbu de Matignon se raconte à travers les livres qui l’ont marqué depuis qu’il est tombé, à « un peu plus de 10 ans », à la bibliothèque municipale de Grand-Quevilly, sur un péplum héroïque de Roderick Milton qui s’intitulait « Va dire à Sparte ». « Je suis le produit des livres que j’ai lus », résume-t-il, comme le premier humaniste venu. Issu d’une famille de dockers cégétistes, fils de profs de français qui ont voté Mitterrand en 1981, Edouard Philippe, qui se flatte d’avoir le même prénom qu’un personnage des « Faux-Monnayeurs » et vénère « les Misérables » de Victor Hugo, a dévoré les biographies de Blum et Mendès France par Jean Lacouture quand il était de gauche, basculé à droite en découvrant Péguy et Malraux, baptisé ses fils Anatole et Leonard « parce que depuis Anatole France on sait que “les Dieux ont soif ’’ et que même si c’est Dylan qui a obtenu le prix Nobel de littérature, Cohen est un immense poète ». Bien sûr, ce n’est pas parce qu’un chef de gouvernement aime lire qu’il sera meilleur ou pire qu’un autre. N’empêche, « Des hommes qui lisent » a l’originalité de tresser ensemble trois fils : parler de soi et des siens en détaillant sa bibliothèque avec sincérité et en martelant l’idée que tout doit être tenté pour partager sa passion. « Comment susciter l’envie de lire ? La réponse est simple : par tous les moyens, car ils sont tous bons. » Morceaux choisis.
“L’ENFER” À 6 ANS
Au commencement était « l’Enfer ». J’allais avoir 6 ans. J’entrais au cours préparatoire, à la grande école. […] Jamais à court d’actes symboliques parfaitement incompréhensibles – à mes yeux tout du moins –, mon père, dès que je sus déchiffrer quelques mots, me convoqua à sa table de travail et me demanda, sur le ton du défi, de lire la page d’un livre qu’il avait ouvert. A l’époque, il avait 30 ans. Il était cultivé, malade et passionné par l’éducation. Et il aimait déjà Dante. C’était la première page de « l’Enfer », le premier chant, celui qui commence « à la moitié du chemin de notre vie ». Il va sans dire que j’ai ânonné sans comprendre les vers de Dante. Peut-être me suis-je agacé de cet exercice curieux. Peut-être même me suis-je mis en colère, alors que j’étais si fier de commencer à lire. Petit garçon, je n’aimais pas admettre mes limites. J’ai toujours du mal d’ailleurs. Ce dont je me souviens parfaitement, en revanche, c’est de la très grande satisfaction de mon père, de son sourire, un sourire si doux, et du soin avec lequel il inscrivit, à l’encre, en haut de la page, mon nom, la date et l’indication que ce texte était le premier que je lisais. Mon entrée dans la lecture a ainsi été datée, comme s’il s’agissait d’une forme d’acte officiel. Né en 1970, entré en lecture en 1976, bachelier en 1988.
“LA FONTAINE AVAIT RAISON”
La Fontaine avait raison et Bismarck avait tort. S’interroger sur la primaire de la droite et du centre de 2016, sur ses résultats en tout cas, c’est faire le constat que la littérature est parfois plus fine à expliquer la politique que les meilleurs stratèges. […] Toute la politique tient dans les « Fables ». Il les a écrites pour cela. « Je me sers d’animaux pour instruire les hommes », écrit-il dans la dédicace au Dauphin (on goûtera l’ironie) d’un de ses recueils. Tout responsable politique et toute personne amenée à prendre des décisions comprennent immédiatement la morale de la fable intitulée « Conseil tenu par les Rats » : « Ne faut-il que délibérer La cour en conseillers foisonne ; Est-il besoin d’exécuter, L’on ne rencontre plus personne. » […] Le dénouement de l’histoire [de la primaire] est connu. Il est celui de « le Chat, la Belette, et le Petit Lapin ». Les deux favoris de la primaire, obnubilés par leur rivalité, en oublièrent le danger et le matou Fillon : « Jetant des deux côtés la griffe en même temps, Mit les plaideurs d’accord en croquant l’un et l’autre. » Ou mieux, et c’est celui que j’avais en tête le soir des résultats du premier tour, celui des « Voleurs et l’Âne » : « Tandis que coups de poing trottaient, Et que nos champions songeaient à se défendre, Arrive un troisième Larron » Qui s’appelait… François Fillon.
MES AUTEURS DE DROITE
On peut débattre à l’infini sur la question de savoir s’il y a une littérature de droite et une littérature de gauche. […] Ce qui est certain, c’est que je n’ai commencé à lire des auteurs manifestement marqués à droite que tard, parce que, là encore, rien ne m’avait conduit à les découvrir jusqu’alors. Et je dois à quelques-uns de mes amis qui s’affirmaient de droite d’avoir découvert des auteurs que j’avais toujours ignorés : Chateaubriand et Morand, Montherlant et Bernanos ou Léon Bloy. Et puis deux autres, qui occupent évidemment une place à part, parce qu’ils ont tous deux été à gauche avant d’évoluer, ou avant que le monde n’évolue, allez savoir : Péguy et Malraux. […] Péguy, le socialiste anticlérical et dreyfusard, allergique à toute forme d’antisémitisme, le produit de l’école républicaine et de ses « hussards noirs » (la formule est de lui) qui, au fil de sa vie, bascule dans le mysticisme catholique et le patriotisme le plus flamboyant, sans rien abandonner de ses convictions initiales. En voilà un qui passait de gauche à droite, et avec du style ! Un style circulaire, et envoûtant, comme hypnotique, qui oscille entre la douceur ronde d’un galet poli et l’arête tranchante du silex lorsque l’imprécation jaillit. Et Malraux ! Le contrebandier, anticolonialiste et pro-républicain pendant la guerre d’Espagne qui devient une figure du gaullisme de gouvernement. […] Comme une ou deux générations avant moi, et comme de très nombreuses à venir, j’ai découvert, à côté du romancier, l’incroyable orateur qu’était Malraux, en écoutant ses discours, en les réécoutant encore, pour voir quand mes poils cesseraient de se dresser sur mes bras lorsqu’il évoque le cri des moutons des tabors, les rayés et les tondus des camps et la dernière femme morte à Ravensbrück. La réponse est : pas encore.
CYRANO ET MOI
Enfant, je souffrais d’un complexe dû à des oreilles décollées qui me valaient les railleries féroces de la part de mes camarades de classe. Cela peut apparaître ridicule plus de trente ans après, mais je le vivais mal. Ma mère se décida à me faire lire la fameuse tirade du nez du Ier acte comme un exemple de réponse aux moqueurs. Si l’on m’attaquait par la moquerie, il fallait mettre les rieurs et l’esprit de mon côté. Je dois dire que je n’avais pas le choix, l’option bagarre ou menace physique étant inenvisageable pour moi lorsque j’étais enfant. Je ne pense pas avoir été convaincu, à l’époque, par l’efficacité qu’une telle réplique pouvait avoir dans une cour de récréation. Je croyais donc, grâce à ma mère, connaître la pièce mais, comme peut-être trop de jeunes gens formés par les classes préparatoires, je l’ai longtemps tenue pour mineure. Une pièce en alexandrins, imitant les classiques mais écrite à la fin du xixe, à une époque où la littérature et le théâtre se devaient d’explorer la modernité, c’était joli mais désuet. Réussi, mais secondaire. Oui, mineur en somme. Quel âne. C’est donc par le cinéma que j’ai redécouvert Cyrano. C’est le film de Jean-Paul Rappeneau, en 1990, qui m’a fait changer d’avis. Depuis « Cyrano » est probablement le livre que je lis le plus souvent. Je ne peux lire le Ve acte, la mort de Cyrano, sans être ému. D’abord par les mots du comte de Guiche, dont la portée résonne avec plus d’insistance au fur et à mesure que j’exerce des responsabilités publiques. Cyrano «a vécu sans pactes, libre dans sa pensée autant que dans ses actes ». Alors que Guiche, désormais duc de Grammont, riche, influent, reconnu, confie, en aparté : « Voyez-vous, lorsqu’on a trop réussi sa vie, /On sent, n’ayant rien fait, mon Dieu, de vraiment mal, / Mille petits dégoûts de soi, dont le total /Ne fait pas un remords mais une gêne obscure ;/ Et les manteaux de duc traînent dans leur fourrure,/Pendant que des grandeurs on monte les degrés, / Un bruit d’illusions sèches et de regrets. »
GALLIENNE ME CONDUIT
Depuis 2009, Guillaume Gallienne lit, tout haut, sur FranceInter. Roman, théâtre, poésie, tout ou presque peut y passer. En quarante-huit minutes d’extraits choisis, seulement entrecoupés de résumés ou de pauses musicales (remarquablement choisies elles aussi), Gallienne raconte « la Curée », « la Reine Margot », l’oeuvre poétique de René Char, « le Docteur Jivago », les « Poèmes à Lou » d’Apollinaire… Et depuis que Gallienne lit tout haut sur France-Inter, la période de quarante-huit minutes est devenue mon unité de mesure du déplacement automobile.
“MON SEXISME LITTÉRAIRE”
J’aime Rome. […] Et à Rome, j’aime une femme. Je la retrouve à chaque fois que je m’y rends. Elle m’attend, assise sur un banc, sur lequel elle a posé son chapeau et ses trois livres. Elena Vecchi, immortalisée par le peintre Vittorio Corcos, m’attend depuis 1896. Avec son regard déterminé et son menton sur son poing, les jambes croisées, moderne en dépit d’une robe d’un autre temps. Et trois livres, jaunes, empilés juste à côté d’elle. La première fois que je l’ai vue, au Musée d’Art moderne de Rome, je me suis rendu compte que je la connaissais déjà. Elle avait déjà séduit beaucoup d’autres que moi, et notamment Laure Adler et Stefan Bollmann, qui avaient choisi son portrait pour illustrer la couverture d’un livre passionnant, sorti en 2006 : « les Femmes qui lisent sont dangereuses ». […] Il m’a ouvert les yeux sur mon sexisme littéraire. Je me suis rendu compte que je lisais très peu de livres écrits par des femmes. Et quand je dis très peu, c’est effectivement très peu. J’encourage tous les lecteurs masculins de ce livre à se poser la question. Certains vont avoir des surprises.
“OUI, IL FAUT LIRE CÉLINE”
Comment peut-on aimer Céline ? Je me suis posé cette question en 2011, à l’occasion de la polémique provoquée par la célébration éventuelle du cinquantenaire de sa mort. Le ministère de la Culture arrête chaque année une liste de « célébrations nationales » pour valoriser, en les commémorant, les oeuvres et les créations culturelles de notre histoire. C’est probablement une bonne idée. En 2011, l’événement avait figuré sur la liste jusqu’à ce que des protestations virulentes conduisent le ministre de l’époque à céder aux pressions et à l’en retirer. Aurais-je, à sa place, pris la même décision ? Je ne crois pas. Mais je reste prudent dans l’expression de cette conviction : il est facile d’avoir un avis arrêté sur une question qui devient polémique quand on n’est pas au centre de la tempête médiatique. Quand elle se lève, qui peut être certain de raisonner encore à peu près juste ? Je ne crois pas, cela dit, que j’aurais pris la même décision. […] Oui il faut lire Céline, et tout Céline, pour sa part de génie et pour sa part d’ombre. Parce qu’il faut faire le pari, lecteur, mon frère, qu’avec la lecture viendront l’intelligence et la distance, et que la liberté de lire et de connaître produiront, in fine, plus de bien que l’ignorance. C’est un pari, sur la liberté et sur l’homme. Mon père aimait les livres interdits, dérangeants, incorrects. Il avait une passion assumée pour le Marquis de Sade. Il n’était pas toujours insensible aux thèses conspirationnistes. Sa bibliothèque, vaste et éclectique, est encore pleine de livres surprenants. Et il ne lui serait pas venu à l’esprit de s’interdire un livre dans sa bibliothèque. Il ne lui serait pas venu à l’esprit non plus de me faire lire Sade à 9 ans ! Mais il n’a jamais rendu inaccessibles les ouvrages les plus corrosifs de sa bibliothèque à ses enfants, en considérant qu’il était toujours préférable de préparer et d’expliquer une lecture plutôt que de l’interdire. Cette pratique privée peut-elle constituer une politique publique ? Je n’en suis pas certain… Mais quel exemple de vraie liberté intellectuelle et de confiance dans l’intelligence !
LE PACTE DU BOXEUR
Magid enseigne la boxe. 1,70 mètre, 76 kilos, un tigre fait homme. Félin, puissant, le regard direct et le crâne sans un cheveu. Quand il sourit, la gentillesse et l’intelligence s’incarnent immédiatement
dans ce physique de lutteur. Quand il ne sourit pas… il est rare qu’on vienne le déranger. Après une longue période en sport-études boxe au terme de laquelle il obtient son brevet d’Etat, il entre dans la vie professionnelle. Miracle de l’orientation à la française, son premier métier a été celui de fleuriste. Magid fleuriste. C’est un peu comme si Lino Ventura ou Mike Tyson avaient été vendeuses de dentelles au Bon Marché. […] Après la mort de mon père, nous avons passé un pacte où chacun vient chercher ce que l’autre sait faire et peut lui apporter : Magid, la boxe et moi les livres. […] Régulièrement, je lui offre un livre. Le genre peut être varié : roman historique, essai, récit, polar, classique, tout est bon. Il lit et nous parlons. J’essaie de le surprendre avec mes livres comme lui me surprend avec ses esquives ou ses attaques. Nous avons commencé avec l’évêque Myriel, celui de Jean Valjean et des « Misérables ». Puis avec Jorge Semprùn et son expérience de la déportation dans « l’Ecriture ou la Vie ». Parce qu’il me semblait que des histoires de combat, contre le mal ou contre la mort, mené par des intellectuels ou des hommes de paix pouvaient captiver l’attention d’un boxeur. Nous avons continué par « Vendetta », de R. J. Ellory, parce que, là encore, il s’agit d’un combat, celui que mène un tueur pour apprivoiser sa furie et organiser sa survie. Dans cette liste qui commence à être longue de livres qui nous relient avec Magid, il y a « l’Or » de Blaise Cendrars et « HHhH » de Laurent Binet, il y a « la Promesse de l’aube » de Romain Gary et « Boxing Club » de Daniel Rondeau (ça s’imposait !). Il y a « Bonheurs et Grandeur », remarquable ouvrage d’Hervé Gaymard sur quelques grandes dates qui ont rassemblé les Français, et « Un monde pour Stella » de mon compère Gilles Boyer. […] Et même s’il était profondément étranger à toute forme de violence ou de pratique sportive, je suis bien persuadé que mon père aurait aimé cette image.
“NUL EN ORTHOGRAPHE”
Si aimer lire m’est venu enfant, aimer écrire m’a pris beaucoup plus de temps. Je pourrais bien sûr mentionner la surprenante passion qui m’a agité avant l’âge de 10 ans, lorsque j’ai commencé la rédaction d’un dictionnaire de noms propres. Le plus paranoïaque de mes lecteurs y verra sans doute le signe d’une appétence aussi juvénile que préoccupante pour la rédaction de fiches personnelles sur ceux qui m’entourent. Il n’en est rien. Il s’agissait de recueillir toutes les informations possibles sur les grands hommes que je rencontrais dans mes lectures ou les conversations de mes parents. Pour l’essentiel, je recopiais… des dictionnaires déjà existants, en coupant les paragraphes que je ne comprenais pas ! Cela n’avait aucun intérêt et, même si j’écrivais physiquement, je ne créais pas et il n’y avait rien, là-dedans, qui aurait pu annoncer le plaisir d’écrire. Pour aimer écrire, il m’a d’abord fallu dépasser la question de l’orthographe. […] Parce que moi, je lisais beaucoup mais j’étais nul en orthographe. Nul. Zéro pointé à chaque dictée pendant toute l’école primaire. Je parlais bien, j’avais un vocabulaire plutôt riche pour un écolier, je lisais beaucoup, j’avais des bonnes notes. Sauf en orthographe, où là, c’était le désastre. J’ai collectionné les zéros aussi longtemps que j’ai dû faire des dictées. […] Mes parents, professeurs de français tous les deux, ont dû supporter ça en silence, sans vouloir me braquer.