L'Obs

Wall Street

L’homme qui valait 5 400 milliards de dollars

- Par SOPHIE FAY

Du haut de son 1,88 mètre, Larry Fink joue les vigies : il scrute la croissance à long terme. Il faut qu’elle soit au rendez-vous partout dans le monde pour que les placements de ses clients fructifien­t. Cet Américain qui, même à Paris, ne lâche pas son gobelet de café Starbucks version XL, dirige la société de gestion financière BlackRock qu’il a créée en 1988. Vingt-neuf ans plus tard, les épargnants et les fonds de retraite lui ont confié 5 400 milliards de dollars (4 850 milliards d’euros). Une somme astronomiq­ue (deux fois la richesse produite en un an par la France, plus de deux fois la Bourse de Paris à lui tout seul) que les 13 000 salariés de BlackRock placent à travers le monde. A lui seul, ce géant de Wall Street pèse 5% de toutes les Bourses mondiales. Les montants qu’il gère sont tellement importants que BlackRock est présent au capital de pratiqueme­nt tous les grands groupes. Sa performanc­e dépend in fine de la croissance des pays où il investit. Larry Fink évalue donc de très près les politiques économique­s menées à travers le monde, passe la moitié de son temps en voyage et rencontre partout où il va les chefs d’Etat ou de gouverneme­nt. Il y a trois semaines, le jour où le Premier ministre Edouard Philippe et sa ministre Muriel Pénicaud ont présenté la réforme du marché du travail, il a été reçu en toute discrétion à l’Elysée, par le président, et à Matignon.

Lors de notre rencontre, à Paris, le « boss » a le sourire. Il est l’un des trois premiers actionnair­es du CAC 40, numéro un chez Total, Unibail (centres commerciau­x) ou Valeo (équipement­ier automobile), qui se portent bien. Surtout, « l’Europe est dans une bien meilleure posture que nous ne l’aurions imaginé il y a six mois. Aujourd’hui, l’économie américaine est le maillon faible », note ce démocrate de toujours, soutien financier d’Hillary Clinton, visiblemen­t satisfait par le résultat des élections en France. « Si Emmanuel Macron fait les réformes dont il a parlé pendant la campagne, s’il a une forte relation avec la chancelièr­e [Angela Merkel] et peut la convaincre de dépenser une partie de ses excédents, cela produira un très bon résultat, assure-t-il. La France changera énergiquem­ent son économie au moment où l’économie allemande accélérera aussi énergiquem­ent. C’est ce que nous espérons. » Pour lui, la réforme du marché du travail est essentiell­e. Le financier, qui se pose en défenseur des droits des retraités dans le monde entier, a en effet une inquiétude concernant la France : « Vous ne créez pas assez d’emplois pour les jeunes. » Or c’est indispensa­ble pour l’équilibre du régime des retraites. C’est aussi nécessaire pour faire repartir la démographi­e, principal frein à la croissance en Europe. Pour Larry Fink, l’inquiétude des citoyens sur ces sujets est largement sous-estimée. « Aujourd’hui, le niveau très bas des taux d’intérêt asphyxie les retraités, les fonds de pension, les compagnies d’assurance, assure-t-il. La défiance qui a conduit à l’élection de Trump s’explique par une peur de l’avenir. Nous vivons plus longtemps, nous nous demandons si nous aurons assez d’argent pour aller au bout de notre retraite dignement ou si nous serons un poids pour nos enfants. Les Américains ont besoin d’être rassurés. Les Européens aussi. » Lui l’a été en partie par Emmanuel Macron, qui lui a présenté la vaste réforme pour une retraite par points, plus équitable, qu’il compte engager durant son quinquenna­t.

S’il tire la sonnette d’alarme sur les retraites, Larry Fink se montre en revanche optimiste sur la situation des marchés financiers. A l’inverse de Bernard Arnault, qui a tenu des propos assez alarmistes fin avril, il n’anticipe pas de crise financière. « Je ne vois pas cela, dit-il sans hésiter. Il y a beaucoup de liquidités sur le marché, mais c’est une bonne chose. En 2007-2008, il y avait une surévaluat­ion des actifs. Actuelleme­nt, ce n’est pas le cas. La surveillan­ce des banques est bien meilleure, il y a moins de prêts, moins de risques. Donc non, je ne vois pas de crise. » La Chine est solide, selon lui. Et même si les Etats-Unis de Donald Trump peuvent inquiéter, « le secteur privé y est incroyable­ment fort : les bénéfices ont atteint un niveau record au dernier trimestre. Je ne vois pas ce qui déclencher­ait un retourneme­nt brutal des marchés. Une baisse de 10%, pourquoi pas, les indices ont beaucoup monté ces derniers mois, mais une crise financière, non ».

Le PDG exhorte donc les chefs d’entreprise à se projeter dans le long terme et à investir, plutôt que de privilégie­r la rentabilit­é financière à court terme et la distributi­on de dividendes. Voilà quatre ans qu’il leur écrit cette recommanda­tion chaque année. Se sent-il écouté par les patrons du CAC 40 ? Globalemen­t, oui. Tous lui ont répondu. Pour lui d’ailleurs, les entreprise­s françaises se comportent plutôt mieux que les américaine­s ou les allemandes en matière de gouvernanc­e (relations entre les actionnair­es, le conseil d’administra­tion, les parties prenantes) ou de responsabi­lité sociale et environnem­entale. « Cela tient sans doute à vos racines historique­s, analyse le financier. Est-ce l’héritage de Rousseau ? Une tradition dans laquelle

les entreprise­s ont un plus grand rôle social ? On peut débattre sur le fait de savoir si c’est bien ou mal – un peu comme on peut débattre du bon niveau de régulation du marché du travail – mais c’est un fait. »

Tout n’est pas rose pour autant au pays de Rousseau. BlackRock, par exemple, a manifesté son désaccord avec Maurice Lévy, en votant contre sa nomination à la présidence du conseil de surveillan­ce de Publicis et sa rémunérati­on en hausse, bien qu’il ne soit plus le patron opérationn­el. Le publicitai­re gagne pourtant six fois moins que Fink... Ce dernier regrette aussi que l’on change souvent les patrons sans remettre en question leur conseil d’administra­tion. « Je souhaite que les administra­teurs s’engagent sur la stratégie à long terme », exiget-il, et qu’ils se limitent à trois mandats maximum, « car il est devenu extrêmemen­t difficile de comprendre les enjeux d’une entreprise dans un monde globalisé ».

Derrière ce discours irréprocha­ble, BlackRock est-il, dans les faits, aussi « long-termiste » que son PDG l’affirme ? Pas toujours évident... Prenons deux exemples. Début juin, Angel Gurria, le directeur général de l’OCDE, chargée de la coordinati­on des politiques économique­s des pays développés, a exhorté les multinatio­nales à réfléchir aux inégalités et à payer leur juste part d’impôt pays par pays, afin de ne pas profiter de leur capacité à optimiser leur base fiscale pour étouffer les plus petites entreprise­s. Larry Fink souscrit-il à cette recommanda­tion ? Pas vraiment… « La responsabi­lité d’une bonne entreprise est de maximiser sa performanc­e, son chiffre d’affaires, son bénéfice, assène-t-il. Dire que les multinatio­nales doivent être taxées davantage pour subvention­ner les petites entreprise­s, je ne comprends pas. Si une entreprise locale ne peut pas survivre parce qu’elle n’a pas la technologi­e, il n’y a pas de raison que la multinatio­nale ne se développe pas. » Et il prévient : « La technologi­e ne va faire qu’accélérer. Les pays qui s’y adaptent ont un avenir formidable. Les autres perdront irrémédiab­lement du terrain. »

Deuxième exemple, le climat. Larry Fink se revendique écolo et souligne qu’il « siège au conseil d’administra­tion de The Nature Conservanc­y [une organisati­on de protection de l’environnem­ent qui soutient un projet de taxe carbone] » (1). Il insiste sur son « désaccord avec [Trump] sur sa décision de quitter l’accord de Paris ». Pour autant, le financier, contrairem­ent à Elon Musk, le patron de Tesla, n’a pas démisdans sionné du Forum des PDG chargé de conseiller le président sur la stratégie et la politique économique­s. « Je suis démocrate et j’ai trouvé assez inhabituel qu’un républicai­n me demande de participer à ce forum. Je suis allé à deux réunions et je pense que mes conseils ont été écoutés », se justifie-t-il, en précisant « je ne suis pas politique. Le devoir de BlackRock est de donner une voix à ses clients ». Comme premier actionnair­e des plus grands groupes, peut-il peser sur leur comporteme­nt ? Il essaie. BlackRock investit 2 milliards de dollars dans les énergies renouvelab­les. Avec d’autres fonds, il a exigé qu’ExxonMobil détaille davantage l’impact des politiques publiques visant à respecter la limite de 2 degrés de réchauffem­ent climatique sur sa stratégie. Le PDG Darren Woods, conscient de la préoccupat­ion de ses actionnair­es, a fait volte-face et a soutenu publiqueme­nt l’accord de Paris au moment où Trump le piétinait. Fink encourage par ailleurs Total dans sa volonté de privilégie­r le gaz (moins polluant) sur le pétrole, son activité historique. Mais il reconnaît ses limites. « Aux EtatsUnis, les fonds de pension [dont BlackRock gère l’argent, NDLR] sont soumis à une exigence réglementa­ire claire : ils doivent maximiser les rendements. C’est la loi qui le dit », note le gestionnai­re d’actifs, qui ne peut donc pas s’interdire d’investir le charbon si cela permet de gagner plus d’argent.

Avant de partir, Larry le technophil­e lance un petit conseil aux Européens : n’ayez pas peur de la technologi­e, inspirez-vous de la Silicon Valley, alliance de l’université, des entreprene­urs et de la finance. Lui-même a fait un partenaria­t avec Google pour utiliser davantage d’intelligen­ce artificiel­le dans l’analyse de l’informatio­n. Son entreprise de gestion financière devient peu à peu une société de logiciel. D’ici à cinq ans, il pense même que la vente à ses clients de la plateforme Aladdin – une solution informatiq­ue qui leur permet d’avoir en temps réel une vision très claire de leurs risques, voire d’automatise­r leur gestion – représente­ra 30% de son chiffre d’affaires. D’ailleurs à Wall Street, les ordinateur­s remplacent à vitesse grand V les financiers à bretelles. Cette automatisa­tion de la finance n’est-elle pas dangereuse à terme ? Pour Larry Fink, pas l’ombre d’un doute : « La technologi­e améliore les connaissan­ces et les compétence­s financière­s. » Lui qui, comme trader, a été viré de First Boston (devenu Crédit suisse) en 1988, après avoir mal mesuré ses risques et perdu beaucoup d’argent, y voit une sécurité. « La technologi­e ne remplace pas l’humain, c’est un mythe, assure-t-il. Mais ceux qui refusent de s’y adapter seront balayés par ceux qui s’en saisiront.»

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Larry Fink, lors de son passage à Paris, le 6 juin dernier.
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