La vie sous Lexomil
Les molécules nous aident à dormir, à chasser l’angoisse, à reprendre confiance. Mais à quel prix ? se demande le philosophe Laurent de Sutter
Les psychotropes de pharmacie – antidépresseurs, anxiolytiques, somnifères – sont-ils les alliés objectifs des puissances qui nous dominent ? C’est la question du lecteur qui s’aventure dans cet essai stupéfiant, tant il semble que nous soyons entrés dans « l’âge de l’anesthésie », que nous décrit le philosophe Laurent de Sutter (1). L’idée selon laquelle nous vivons dans des sociétés surexcitées en proie à l’accélération, il n’y croit pas. Lui observe plutôt un principe généralisé de dépression et la gestion de celle-ci par une « mise sous contrôle des a ects ». En 2017, homo oeconomicus est sous Lexomil.
Commençons cette histoire à l’hiver 1846 quand l’Américain William Morton, dentiste de renom, dépose un brevet pour « l’amélioration des opérations chirurgicales » grâce à l’éther sulfurique. L’insensibilité nerveuse est désormais une option. Au siècle suivant, Rhône-Poulenc invente le premier neuroleptique (chlorpromazine, 1950) et l’Amérique, le répertoire de nos folies (le DSM, 1951). S’ouvre un chantier qui fera bientôt de nos peurs, de nos passages à vide et des violences de chacun, non plus des émois existentiels, mais des dérèglements cérébraux à réguler par la chimie. C’est désormais l’insensibilité psychique qui nous est o ert comme un idéal. Laurent de Sutter propose une lecture politique de cette double conquête sur nos sou rances physiques puis morales. Pour nourrir ce « long dialogue avec notre pilulier », il a lu notamment l’historien de la psychiatrie David Healy, peu connu en France mais qui est probablement le meilleur connaisseur de l’e et des médicaments sur l’esprit (2).
Quiconque a avalé un Lexomil mesure sa capacité à dissoudre les états d’âme. Ce type de médicament est ingéré par tonnes dans le monde occidental (entraînant d’ailleurs une pollution singulière par les urines). L’objectif poursuivi, ici encore, est le « détachement ». On pourra reprocher à Laurent de Sutter d’ignorer les cas où la prescription d’anxiolytiques est nécessaire, mais comment ne pas être d’accord lorsqu’il regrette que la distribution généralisée des antidépresseurs « ne trouble aucun des acteurs du théâtre psychopolitique de la dépression contemporaine ». Comme si cette extinction progressive de nos désirs venait opportunément servir l’ordre établi.