Les chroniques de Raphaël Glucksmann, Nicolas Colin
Essayiste, auteur de « Notre France. Dire et aimer ce que nous sommes ».
Du sud au nord de la France, de la vallée de la Roya au port de Calais, des ombres errent sur notre sol, dorment sur nos trottoirs, fuient notre police. Certains les voudraient invisibles et pourtant nous les voyons.
Nous les voyons d’autant plus que rien n’est mis en place pour les accueillir. Nous voyons leurs mines hagardes. Nous voyons leurs regards épuisés. Ils sont l’autre face de la mondialisation, celle qu’on oublie toujours dans nos célébrations de l’ouverture des frontières. Ils ont traversé l’enfer de Libye et la fosse commune aquatique appelée Méditerranée. Ils ont échappé aux tortionnaires et aux passeurs, aux violeurs et aux voleurs. Nous les voyons et, le plus souvent, nous continuons notre chemin.
Et pourtant ce sont bien des hommes et des femmes que nous apercevons aux abords du périphérique parisien, porte de la Chapelle. Des hommes et des femmes aussi que nous devinons tapis dans les forêts du Pas-de-Calais. Oui, des hommes, des femmes, mais aussi des enfants, auxquels notre République offre le visage de l’indifférence les bons jours, de la violence d’Etat les mauvais.
Des centaines, des milliers de Français tendent la main, agissent, protestent. Ils sont courageux, généreux. Simplement humains. Mais notre Etat, lui, que fait-il ? Il démissionne et refuse d’organiser l’accueil. Pire : il systématise le non-accueil, empêche les associations de distribuer de l’eau ou de la nourriture à Calais, harcèle les citoyens offrant un gîte ou un trajet en voiture dans le Sud. Il applique le « délit de solidarité ». Les procès d’« aidants » se multiplient, comme autant de démentis à cette « Fraternité » qui figure au fronton de nos édifices publics.
Notre Etat ne veut pas d’« abcès de fixation », il ne veut pas d’« appel d’air », il ne veut pas accueillir « toute la misère du monde ». Pas même « sa juste part ». Il envoie donc des messages clairs : « Ici, vous ne serez pas les bienvenus », « ici, vous serez traités comme des chiens galeux ». Les majorités se succèdent, mais la politique demeure identique. Nous retrouvons les mêmes éléments de langage, les mêmes pratiques. La même peur aussi, lorsque pointe le premier uniforme, dans les yeux de ces êtres dont le seul « crime » est d’avoir passé notre frontière. Que Brice Hortefeux, Manuel Valls ou Gérard Collomb soit place Beauvau ne change pas grand-chose et les mots « droite », « gauche », « centre » perdent ici leur sens. Emmanuel Macron n’a pas inauguré cette politique. Son gouvernement poursuit l’oeuvre des précédents. Mais le nouveau président avait pris des positions différentes. Avant et pendant la campagne. Il avait publiquement approuvé la politique d’accueil d’Angela Merkel, contre son Premier ministre qui la poignardait dans le dos à Munich. Elu, il continue à appeler à un traitement « humain », voire « humaniste », des exilés. Pourquoi alors son ministre de l’Intérieur prend-il de front les associations humanitaires à Calais ? Pourquoi la situation empire-t-elle sur le terrain au lieu de s’améliorer ? L’alerte lancée dans les pages de « l’Obs » cette semaine (voir p. 54), par des ONG qu’on ne peut suspecter d’avoir le moindre agenda politique et dont on ne saurait remettre en question la crédibilité, est cruciale. Le président et le gouvernement doivent y répondre. Il y va de l’honneur de notre pays, de notre dignité à tous. La nature de cette réponse déterminera à terme le type de société que nous voulons pour nous-mêmes et nos enfants. Si les principes de la société ouverte dont le président Macron se veut le chantre ne valent que pour les banquiers, les investisseurs ou les chercheurs, alors ils ne valent en définitive pas grandchose. Et nous aurons nous-mêmes construit les murs dans lesquels nous finirons par suffoquer.
“LES MIGRANTS SONT BIEN DES HOMMES, DES FEMMES, DES ENFANTS, AUXQUELS NOTRE RÉPUBLIQUE OFFRE LE VISAGE DE L’INDIFFÉRENCE LES BONS JOURS, DE LA VIOLENCE D’ÉTAT LES MAUVAIS.”