L'Obs

Allemagne Martin Schulz le Français

Une étonnante passion lie l’adversaire social-démocrate d’Angela Merkel à la ville bretonne de Morlaix. Récit

- Par SARAH HALIFA-LEGRAND

Tous les étés, il avale d’une traite, au volant de sa Volvo, les 1 000 kilomètres qui le séparent de Morlaix. C’est son pèlerinage, un retour aux sources, là où tout a commencé : son amour de la mer, ses fêtes avec les copains, sa fascinatio­n pour l’histoire. C’est là, aussi, qu’il a fait ses premiers pas en politique. La première fois que Martin Schulz a fait ce voyage, c’était il y a quarante ans, dans un autocar plein d’Allemands, pour visiter la vieille cité du Finistère qui venait d’être jumelée avec Würselen, sa petite ville minière de Rhénanie. Il a pris l’habitude ensuite de débouler dès qu’il en avait l’occasion avec son groupe de « Jusos », les jeunes sociaux-démocrates allemands, et leur cargaison de bières teutonnes. Les MJS, leurs homologues français, les retrouvaie­nt à l’Hôtel de la Poste, Zimmer dreissig (chambre 30). Ensemble, ils refaisaien­t le monde au milieu des cadavres de bouteilles. C’est là, le soir du deuxième tour de la présidenti­elle de 1981, que « Martin » a fêté avec eux la victoire de Mitterrand jusqu’au petit matin. Aujourd’hui, la Zimmer dreissig n’existe plus mais son occupant d’autrefois a toujours de grands rêves. Après avoir été maire de Würselen de 1987 à 1998, eurodéputé à partir de 1994, président du Parlement européen de 2012 à 2016, Martin Schulz espère, à 61 ans, ravir à Angela Merkel son fauteuil à la chanceller­ie. Plus latin que germanique, plus épicurien que protestant, ce serait alors un chancelier presque français que nous donnerait l’Allemagne.

Quarante ans après, c’est dans le salon de l’Hôtel de l’Europe de Morlaix que la bande de copains socialiste­s s’est donné rendez-vous pour trinquer à la santé du « chancelier », comme ils l’appellent déjà, moitié admiratifs, moitié goguenards. Depuis que le socialisme français est à l’agonie, Schulz fait rêver ses amis : « Ce qui nous manque aujourd’hui, c’est un leader de sa trempe. » Sur ces terres bretonnes, on se revendique de l’aile gauche du PS. Sa grande complice, c’est Marylise Lebranchu, qui fut maire de Morlaix avant de devenir ministre sous Lionel Jospin puis sous François Hollande. Tous deux se sont vus naître ensemble à la politique et n’ont cessé de se soutenir dans leurs campagnes respective­s. Dans sa joyeuse troupe de militants locaux, tous membres du comité de jumelage, il y a aussi

Hervé Gouedard, pédiatre germanopho­ne, chez qui il vient souvent dormir, le doyen Maurice Le Ménager, ancien conseiller municipal, et le discret Christian Merret, qui a racheté la maison de Martin Schulz. L’Allemand n’a jamais fait le deuil de ce pavillon aux rosiers et aux volets verts, perché sur les hauteurs de Morlaix, dans le quartier de la Madeleine, dont il s’est séparé lorsqu’il a pris la présidence du Parlement européen ; sentimenta­l, il refuse depuis de passer devant. Il y a enfin Jean-Claude Gai, ex-directeur de l’Afpa à Morlaix, une armoire à glace avec qui Martin Schulz partage humour et sorties en mer. Ces deux-là avaient même acheté un bateau ensemble. Un 7,10 mètres. « Le maire est calme », ironisait le tempétueux édile de Würselen dans son français parfait lorsqu’il prenait le large, sa casquette de marin vissée sur la tête. Il y eut aussi Marie Jacq, maire d’Henvic, députée PS du Finistère et première femme vice-présidente de l’Assemblée nationale, morte en 2014. « Martin allait toujours la voir. Cette femme, qui avait la gauche chevillée au corps, l’a pris sous son aile, lui a appris à affirmer ses valeurs, elle l’a aidé dans sa carrière politique », raconte Hervé Gouedard.

Il faut imaginer ce fan-club improbable le suivre partout. A l’Elysée, sous les yeux ébahis de Nicolas Sarkozy devant « ce nid de pêcheurs bretons », comme le chef de l’Etat les qualifie alors, lorsqu’il lui remet en 2010 la Légion d’honneur pour son rôle de pacificate­ur dans la crise géorgienne. Au balcon de l’hémicycle européen, pour son premier discours de président du Parlement en 2012. A Aix-la-Chapelle, dans le rang d’honneur aux côtés des rois d’Espagne et de Jordanie pour la remise du prix Charlemagn­e à Martin Schulz en 2015. Ils ont été de tous ses combats politiques.

A Morlaix, pourtant, les Allemands ont laissé un très mauvais souvenir. La place des Otages, au pied de la mairie, le rappelle brutalemen­t. Les cinquante-neuf Morlaisien­s qui furent retenus ici, avant d’être déportés par la Gestapo en 1943, ont marqué au fer rouge la mémoire locale. « L’histoire des otages a bouleversé Martin Schulz. Il en parle souvent aux gens d’ici. Avec le besoin de se faire pardonner », raconte Maurice Le Ménager, qui, du haut de ses 89 ans, est la mémoire du groupe. « Martin était gêné quand je lui racontais comment on résistait aux Allemands. Il disait : “C’est de notre faute. Mon père a été soldat et a participé à tout ça.’’ » Son propre père fut en effet enrôlé dans cette armée allemande qui occupa la France. L’attaque abjecte de Silvio Berlusconi contre lui en 2003 au Parlement européen a eu une résonance particuliè­re : « Je sais qu’en Italie il y a un producteur qui est en train de monter un film sur les camps de concentrat­ion nazis. Je vous proposerai pour le rôle de kapo. » Elevé dans le souvenir des deux Guerres mondiales, ce boulimique de biographie­s historique­s « est convaincu que l’Allemagne n’a d’avenir que dans une Europe en paix », rapporte Marylise Lebranchu. A sa manière, il oeuvre à réconcilie­r les Européens. A Strasbourg, « il se présente comme un intermédia­ire entre Angela Merkel et François Hollande, comme celui qui met de l’huile dans les rouages du moteur franco-allemand », affirme un eurodéputé français. Cette paix, elle passe aussi par le couple Morlaix-Würselen.

Würselen est un bourg de 40 000 habitants à la lisière d’Aix-la-Chapelle avec vue sur les champs. Dans un pavillon coquet, son frère, Erwin, dont la tête aussi ronde qu’une boule de billard rappelle à s’y méprendre celle de « Martin », cherche dans sa mémoire ce qui a bien pu faire de Martin Schulz un Allemand si différent. « Nous vivons dans la capitale de Charlemagn­e, le père de l’Europe, à la croisée de l’Allemagne, de la Hollande et de la Belgique et à deux pas de la France. De ce fait, nous ne sommes pas des Allemands comme les autres ; nous sommes des Allemands européens », explique-t-il en guise de préambule. A la table de la tribu Schulz, on parle tous les jours foot, politique et France. La passion du ballon rond conduit « Martin » à se destiner à une carrière de footballeu­r, mais une blessure met fin à son rêve ; dévasté, il croit alors trouver son salut dans l’alcool. La politique, elle, donne lieu à de vifs débats entre le père, un policier, fils de mineur, engagé dans le Parti social-démocrate (SPD), et la mère, membre du parti conservate­ur (CDU). Quant à la France, il la découvre par l’histoire de ce père qui a connu l’occupation française de la Sarre et s’est retrouvé dans la Wehrmacht. A l’école, il apprend le français et fait ses premiers pas de ce côté-ci du Rhin à 15 ans, lors d’un échange scolaire à Bordeaux. C’est à 20 ans qu’il découvre Morlaix, à l’instigatio­n de son frère, alors conseiller municipal de Würselen, pour célébrer le mariage entre les deux villes.

Avec le temps, « les amis politiques de Morlaix sont devenus encore plus importants pour lui que ceux de sa

région », raconte son frère Erwin. Pour le convaincre de se lancer dans la bataille pour la Chanceller­ie, Marylise Lebranchu est venue le voir à Würselen au printemps 2016. « Il hésitait encore. Je l’ai fortement encouragé à y aller. » Un peu plus tard, elle l’a revu avec Martine Aubry au Parlement européen dont il est encore le président. Elles ont insisté. Il sera plus utile à l’Europe en allant à Berlin. « Martin » écoute « Martine ». Car pour cet amoureux de l’Europe, « elle reste l’héritière de Jacques Delors au sens filial et politique », souligne Marylise Lebranchu. Il tergiverse, mais en réalité, plus rien ne le retient à Strasbourg. « C’est un très grand ambitieux. Il n’avait pas réussi à obtenir le poste de président de la Commission, mais il voulait continuer à jouer un rôle important. Alors, il a essayé de rester à la tête du Parlement. On a dû lui rappeler que c’était notre tour », fait savoir un membre du Parti populaire européen (PPE). En vertu du contrat noué entre les conservate­urs et les sociaux-démocrates, Schulz a dû rendre en décembre 2016 le perchoir au PPE. Tous ces arguments finissent par le convaincre de se jeter dans l’arène allemande.

C’est d’abord un triomphe. Le 19 mars, il est élu avec 100% des voix à la tête du SPD. Le parti fait une remontée spectacula­ire dans les sondages jusqu’à faire jeu égal avec la CDU de Merkel. Voilà qu’il retrouve sa boussole idéologiqu­e. Le SPD avait dilué son identité dans les années 2000 sous Gerhard Schröder, en imposant l’Agenda 2010 qui a dynamité la protection sociale des travailleu­rs. Puis, son rôle de partenaire junior de la « grande coalition » dirigée par Merkel entre 2005 et 2009 et entre 2013 et 2017 avait achevé de brouiller les lignes. Pendant la campagne présidenti­elle française, tandis que son prédécesse­ur à la tête du SPD, Sigmar Gabriel, se déclare en faveur d’Emmanuel Macron, Martin Schulz reçoit Benoît Hamon à Berlin. Un coup de pouce à ses copains de Morlaix qui lui ont demandé de soutenir cet autre socialiste du Finistère. Ce n’est pas la première fois que Schulz vole à leur secours. Lors des élections européenne­s de 2014, il avait sillonné la France pour épauler le PS. Au printemps 2017, c’est avec étonnement qu’il observe l’engouement des Français pour Macron, « comme s’ils avaient trouvé leur Lady Diana », plaisante-t-il avec gourmandis­e. Lui est alors en train de mettre le cap à gauche : refonte de l’économie sociale de marché, taxes plus élevées sur les hauts revenus, régulation des marchés financiers, lutte contre l’utilisatio­n abusive de travailleu­rs intérimair­es… Il prône même l’abandon de la grande coalition pour chercher une alliance avec Die Linke sur son flanc gauche. « Il est convaincu qu’il est temps de penser aux classes populaires, que les peuples sont fatigués d’attendre », soutient sa grande confidente Marylise Lebranchu.

« La justice sociale est fondamenta­le pour lui », affirme son copain Hervé Gouedard. Il tient à ce que son chauffeur dîne à sa table. Lors de ses virées à Morlaix, il embarque souvent avec lui ses amis du SPD de Würselen : Riton le menuisier et Alfred le chauffeur. Il aime aller casser la croûte chez Bargueden à Guerlesqui­n, un petit restaurant ouvrier. Cet excellent orateur sait parler au peuple avec ses envolées sur l’égalité des chances, ses anecdotes où chacun peut se reconnaîtr­e, ses saillies désopilant­es. Il n’est pas un produit de l’élite. Il a abandonné l’école et a ouvert une librairie avant de se lancer en politique. Aux premiers jours de la campagne, il a demandé aux Allemands : « Voulez-vous d’un chancelier qui n’a pas eu son bac ? »

A ses yeux, la politique française souffre justement de ne pas être proche du peuple. « La France, juge-t-il en 2013 dans le “Financial Times”, traverse une crise psychologi­que profonde provoquée par une défiance justifiée pour un système qui a créé une classe politique totalement déconnecté­e du reste du pays. » Lui pense pouvoir mieux s’y prendre. Pourtant, il n’a pas trouvé la martingale : le SPD est aujourd’hui retombé à 23% d’intentions de vote, loin derrière la CDU. A Strasbourg, les socialiste­s français digèrent mal les leçons de morale du professeur Schulz. « Entre nous et Martin... c’est amour, fascinatio­n et haine », commente l’un d’eux. Ici, on veut bien parler de Schulz, mais sous couvert d’anonymat. Tous reconnaiss­ent qu’il a donné au Parlement européen une visibilité qu’il n’avait jamais eue. Mais il ne rejoindra pas le panthéon européen. « On manque de grandes voix en Europe et il en est une. Mais ce n’est quand même pas un Delors ou un Mitterrand », dit un autre eurodéputé. Ce n’est pas un visionnair­e mais un pragmatiqu­e. Tombés sous sa coupe à partir de 2004 lorsqu’il prend la tête du Parti socialiste européen, ils n’ont guère goûté son exercice très personnel du pouvoir, ses décisions prises dans leur dos comme lorsqu’il noua, en 2009, un accord avec les conservate­urs pour obtenir la présidence du Parlement, et ses célèbres colères. Ils se méfient de ce redoutable stratège qui est devenu l’alpha et l’oméga de la « grande coalition ». Même un membre haut placé du PPE le dit : « Schulz a eu une influence décisive en réussissan­t à droitiser certaines positions du groupe socialiste. Par exemple sur l’accord de libre-échange entre l’UE et le Canada, il pensait que c’était une bonne chose, contrairem­ent à de nombreux Français de son groupe. » Le social-démocrate allemand se révèle un ultra-réaliste.

Mais sur les côtes du Finistère, ses copains de toujours refusent d’écouter les mauvaises langues. Ils veulent croire que l’Allemagne s’offrira un chancelier breton en septembre. Et si « Martin » est élu, ils espèrent le revoir quand même apparaître à l’horizon au volant de sa Volvo, arborant sa vieille plaque d’immatricul­ation où il a fait graver les lettres « MX ». Pour Morlaix.

“IL EST CONVAINCU QU’IL EST TEMPS DE PENSER AUX CLASSES POPULAIRES, QUE LES PEUPLES SONT FATIGUÉS D’ATTENDRE.” MARYLISE LEBRANCHU

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 ??  ?? Il revient chaque été dans la cité du viaduc, où il a tissé des liens très forts. Ici, en 1998, en compagnie de son ami Jean-Claude Gai (à droite), ancien directeur de l’Afpa, avec qui il a acheté un bateau.
Il revient chaque été dans la cité du viaduc, où il a tissé des liens très forts. Ici, en 1998, en compagnie de son ami Jean-Claude Gai (à droite), ancien directeur de l’Afpa, avec qui il a acheté un bateau.
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L’ancien président du Parlement européen espère remporter la course à la Chanceller­ie le 24 septembre prochain.
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Martin Schulz a découvert Morlaix il y a quarante ans, après le jumelage avec sa ville de Rhénanie, Würselen.
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C’est là qu’il a fait ses premiers pas en politique. Marylise Lebranchu, l’ancienne maire de Morlaix, est sa complice de toujours. Ici, en août 2014.
 ??  ?? A Bruxelles, en juin 2015. Convaincu de l’importance du couple francoalle­mand, Martin Schulz a joué les intermédia­ires entre Angela Merkel et François Hollande au Parlement européen.
A Bruxelles, en juin 2015. Convaincu de l’importance du couple francoalle­mand, Martin Schulz a joué les intermédia­ires entre Angela Merkel et François Hollande au Parlement européen.
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Aux premiers jours de sa campagne, le candidat social-démocrate a demandé aux Allemands : « Voulez-vous d’un chancelier qui n’a pas eu son bac ? »

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