L’édito de Jean Daniel
Oui, un grand moment de bonheur! En transformant en héroïne nationale la grande Simone Veil, en choisissant la gratitude, la fidélité et l’émotion, les Françaises et les Français ne se seront pas trompés.
Ils ont pensé à la fois à leurs enfants et à l’étranger. Ils leur ont dit : « Simone Veil, c’est la France. » C’est ce qu’on a entendu partout. C’est cette France que nous avons toujours désirée, à laquelle nous sommes attachés, et qui peut renaître et perdurer à partir de l’exemple de Simone Veil.
C’est donc une autre grande dame de France qui vient de nous quitter. Avant elle, ne l’oublions pas, il y a eu Germaine Tillion. Nous ne l’avions jamais séparée de Simone Veil. En fait, avec Geneviève de Gaulle, elles étaient toutes les trois des femmes françaises revenues de camps de concentration. C’est un réconfort de se dire qu’elles ne nous ont jamais refusé leur parrainage, quand ça leur paraissait aussi urgent que juste.
On a compris que si notre peine est immense, notre espérance devient légitime. C’est une belle France que celle qui rend en ce moment un hommage si unanime, si chaleureux, si rassembleur et si intense. Je ne sais pas s’il faut redouter ou pas de faire du macronisme sous n’importe quel prétexte, je sais seulement que cette femme doit avoir sa place au Panthéon. Sans doute incarne-t-elle l’idéal moderniste « ni droite ni gauche ». En tout cas, sauf pour pleurer les victimes des attentats islamistes, jamais on n’aura vu un rassemblement aussi patriotique et républicain.
Qu’est-ce qui vous touche le plus dans le rappel de cette héroïne assez exceptionnelle? Pour ma part, j’ai tout de suite eu envie de dire sa beauté. Elle avait la beauté d’une jeune Scandinave sensuelle et austère avec le regard bleu de la détermination charmeuse.
Elle a eu la vie sauve après qu’une kapo polonaise, une ancienne prostituée, la transfère dans un autre camp, moins dur que Bergen-Belsen, lui disant : « Toi, tu es trop jolie pour mourir. » C’est une femme, soudain intimidée par une seule chose, la beauté.
Ensuite, ce qui impressionne, c’est l’intransigeance de ses propos malgré la générosité réservée aux gens immergés dans ce qu’elle appelait leur détresse. Car cette femme dure, exigeante, réclamant de chacun qu’il arrive jusqu’au bout de la tâche qui lui est confiée quel qu’en soit le prix, conservait une sensibilité incroyablement vive à la détresse. Que voulait-elle dire exactement? On est dans la détresse lorsqu’on n’a plus la possibilité de recourir à qui que ce soit ni à quoi que ce soit, lorsqu’on est dans la solitude de la misère, du dénuement, lorsqu’on se demande ce que l’on fait encore là sur cette terre, lorsque tous les dieux vous ont abandonné. La détresse, c’est aussi celle qui pousse à la révolte, comme les femmes algériennes que Simone Veil allait aider, comme Germaine Tillion l’avait fait.
Une troisième chose m’en a imposé, peut-être même plus que les autres. C’est le sentiment incroyable qui l’a conduite à souhaiter la réconciliation si tôt avec ce peuple allemand hier encore nazi. Et cela aussitôt après la guerre, les camps d’extermination et de concentration, la mort de la mère, la disparition du père, la mort des amis. Elle a vécu tout ça, Simone, c’est pourtant elle qui juste après la guerre avait voulu faire et tenir la promesse du « plus jamais ça! ». C’est-à-dire quoi? Simplement la guerre, et notamment avec les Allemands. C’est-à-dire la réconciliation avec les auteurs des massacres collectifs, des tatouages et de la séparation des parents avec leurs enfants. Il faut imaginer ce que ça a pu être de décider en soi-même de se réconcilier aussi tôt, aussi intensément avec ses propres bourreaux.
Je me souviens qu’elle était la seule à avoir cet amour de la paix et cette confiance dans la transformation de ses bourreaux. Je me souviens des déclarations en Sorbonne des philosophes Jean Wahl et Jankélévitch. Interrogé dans l’émission « Apostrophes », le premier a répondu qu’il ne voulait plus rien avoir à faire avec tout ce qui relevait du germanisme, de la philosophie allemande, de la musique allemande et même de la langue. Il n’indignait personne. Il était douloureusement compris. Il faut se souvenir, il ne faut surtout pas oublier que Primo Levi, l’auteur de « Si c’est un homme », s’est suicidé en 1987. Aujourd’hui, c’est Helmut Kohl, un grand Allemand très attaché à la France, à l’Europe, à la paix, que l’on pleure. Comme Simone.
Je n’oublie pas, ne serait-ce que pour lui être fidèle, que Simone a compté sur l’Europe pour justifier son choix de réconciliation. Or il n’en est pas sans la participation de l’Allemagne qui en a justifié le besoin. Maintenant on ne peut pas ne pas conclure sur ce qu’a été l’objet de tous les inventaires des mérites de cette grande dame. A savoir, le choix de combattre contre l’interdiction de l’avortement et la capacité de résister à la coalition des insulteurs, des machistes et de ceux qui savent trouver les mises en cause les plus cruelles et les plus intimes. Tous les hommes politiques ont connu ça, c’est ce que dit Bernanos lorsqu’il parle de Drumont, mais aussi lorsqu’il parle de Dreyfus. Oui, comme tous les Français dont nous sommes fiers de faire partie dans ces moments-là, nous avons Simone Veil, nous avons la France qu’elle incarne, nous avons les choix qu’elle donne.