L'Obs

QUI FAIT QUOI DANS LE COUPLE ?

PARTAGER LA CHARGE MENTALE

- Par EMMANUELLE ANIZON

La couette en boule traîne sur une chaise du salon depuis trois jours. Marie* (90% de charge mentale estimée) l’a laissée là « exprès », dit-elle. Elle attend qu’il la voie. Qu’il se dise : « Tiens, une couette au milieu du salon, ce n’est pas sa place, je vais la ranger. » Ce n’est rien une couette… Jusqu’au jour où elle devient l’objet obsessionn­el de la bascule conjugale, le parangon de l’ire domestique. Marie, infirmière, a deux filles de 5 et 7 ans. Et un compagnon ingénieur en informatiq­ue « gentil, intelligen­t. Le genre qui sait tout faire… mais quand on le lui demande. Si je lui donne une liste, il achète. S’il y a un “drive” à aller chercher à 18 heures, il ira. Mais c’est moi qui réfléchis à la liste, qui réserve le “drive”, qui anticipe l’anniversai­re de ma fille et ses gobelets Hello Kitty. Je lui dis même quel jour de congé prendre pour la livraison du bois ! » Marie planifie et organise. Son mari exécute.

Quand la jeune femme a lu la BD « Fallait demander » sur Facebook, elle a eu comme une révélation. La confirmati­on du malaise : sa lecture « a mis des mots sur ce que je ressens ». Une expérience vécue par beaucoup d’autres femmes : en quelques jours, la BD de la féministe Emma a été partagée 200000 fois sur Facebook, et visitée 600000 fois depuis qu’elle a été traduite en anglais (lire page 25). Dans les couples et les dîners entre amis, le débat fait rage. Attention, la question soulevée n’est pas le partage des tâches, qui reste d’ailleurs très inégalitai­re, mais la planificat­ion et l’organisati­on de ces tâches. Le problème n’est pas de

mettre la machine à laver en route, mais de savoir qu’il n’y aura bientôt plus de lessive, que le short de Victor doit être propre pour le foot samedi, et le body de danse de Zoé mercredi. Ah oui, et que le body, justement, est trop petit, et qu’il faut en racheter un…

Le sujet, c’est cette ronde infernale des pensées qui parasite au quotidien les cerveaux féminins les plus alertes. Une ronde qu’elles n’arrivaient pas à formuler pour la plupart avant que cette BD ne leur apporte en paquet cadeau ces deux mots réservés jusqu’ici au monde profession­nel (voir encadré) : « charge mentale ». Deux mots, ça suffit à éveiller une conscience. Celle de Sophie * (95% de charge mentale estimée), commercial­e, 3 enfants de 5 à 12 ans. « Samedi matin, en me réveillant, j’ai demandé à mon mari : “A quoi tu penses ?” Il m’a répondu : “A rien.” Je lui ai dit : “Eh bien, tu vois, elle est là, la différence : moi, je pense que je dois me lever parce que Tom a tennis, Paul, rugby, qu’il y a un match en plus et qu’il faut partir une heure plus tôt que d’habitude, or les courses ne sont pas faites, on doit acheter de quoi faire un gâteau pour le dîner où on est invité ce soir.” Il m’a dit : “Mais tu n’as pas besoin de prévoir tout ça.” Sauf que si je ne prévois pas, on explose ! »

Pourquoi les femmes? Le sujet se pose évidemment pour tout couple, hétéro ou homo. Mais c’est dans le rapport femmehomme qu’il est le plus brûlant. Parce que les femmes sont les chefs d’orchestre historique­s de leur petit monde. « Ce sont elles qui ont la famille dans la tête », explique le sociologue Jean-Claude Kaufmann (lire interview page 23). Et pour des raisons que l’on connaît bien : le poids des traditions dans la distributi­on des rôles. Les femmes ont l’habitude de régner chez elle. Le fait qu’elles investisse­nt le monde du travail n’y a pas changé grand-chose. Et tant qu’on est en couple, tout va bien. La charge est légère. C’est avec l’arrivée du bébé que tout bascule. « C’est très bête, regrette Marika, juriste, mère de 3 enfants de 11 à 5 ans (100% de charge mentale estimée). J’étais en congé maternité, je me suis naturellem­ent occupée de l’inscriptio­n à la crèche, des rendez-vous médicaux, des courses… Et paf, le mauvais pli a été pris ! » Paf, en effet. « Depuis, je gère tout. Dernièreme­nt, j’ai dû commander la pastille Crit’Air pour la voiture, alors que c’était son tout petit chantier… Et elle n’est toujours pas collée sur le pare-brise. »

Le fait n’est pas nouveau, mais la charge, elle, l’est : la famille, aux repères autrefois assez statiques, a mué. Aujourd’hui, c’est une start-up en restructur­ation permanente, avec des plannings pour chacun, des agendas à multiples entrées nécessitan­t une coordinati­on de tous les instants. Les fratries ne fréquenten­t plus forcément les mêmes écoles, jonglent entre privé et public et autres cours particulie­rs de soutien, s’adonnent à moult activités sportives, culturelle­s, spirituell­es. Sous l’égide de parents au moins aussi actifs. Face à cette suractivit­é familiale, les hommes et les femmes n’ont pas la même attitude. Cool pour les hommes. Investies pour les femmes. Elles, en mode « chef de projet », regrettent leur légèreté. Eux se plaignent de l’exigence de leur compagne. « Nos mecs ont fait des études, ils managent et anticipent dans leur boulot, pourquoi ne le font-ils pas chez nous?», se demandent Marine et Sophie lors d’un apéro où l’on discute du sujet. « Parce que vous voulez tout contrôler et qu’on veut la paix », leur répliquent en rigolant leurs deux maris.

Pas rapides, pas prévoyants, pas rigoureux… Pour les femmes, les hommes alignent les ratés : « Il ne se réveille pas à temps pour emmener les enfants à l’école » ; « Il a raté l’inscriptio­n à l’école privée parce qu’il y est allé trop tard » ; « On est partis sans pneus neige à la montagne alors que c’était son dossier » ; « Quand il s’occupe des repas, c’est pâtes et pizzas. Trop facile » ; « Il a pris un billet tarif plein pot en oubliant la carte jeune » ; « Il sèche les devoirs mais excite les enfants au moment où ils devraient se coucher ».

Comme si la famille, ce n’était pas si sérieux. « Bizarremen­t, quand tu es un mec, tu te souviens dix fois plus des trucs au boulot que de ce que ta femme te répète, reconnaît François, directeur commercial, père de 3 enfants de 6 à 10 ans (30% de charge estimée). Quand je gère un truc familial, je suis comme un gamin qui n’a pas la boîte à outils. Un soir où je devais aller chercher les enfants à la crèche parce que Maud était retenue par son travail, j’étais en retard. J’ai réalisé que je n’avais aucun numéro de téléphone des copines qui auraient pu me dépanner. Quand j’en ai trouvé un, on m’a dit qu’il fallait une autorisati­on écrite pour qu’elle puisse prendre les jumeaux. Je n’osais pas appeler ma femme, j’aurais été un homme mort ! J’ai réalisé combien c’est une mécanique huilée, et que je ne peux pas faire face au moindre grain de sable. Je n’ai jamais géré une inscriptio­n à un centre de loisirs, réglé un chèque emploi service. Je n’ai pas les codes pour payer la nounou. Si Maud disparaiss­ait demain, j’aurais deux mois de mises à jour ! »

Pourquoi les hommes n’utilisent pas ou si peu leurs neurones pour l’organisati­on

familiale ? La réponse de François, directe, reflète nombre d’autres réponses masculines : « Parce que pour un homme, le domicile, c’est le repos. Si on revient tard le soir, c’est aussi parce qu’on n’a pas envie de se coltiner le rush des repas ou le bain du soir. » Le guerrier-cueilleur-chasseur veut, après sa journée ou sa semaine bien remplie, « se vider la tête ». Problème : face à lui, il trouve une control freak.

Alban, éducateur, père de 3 enfants de 7 à 15 ans (charge mentale estimée à 30%), se remémore cette scène grotesque, dans un supermarch­é, alors qu’ils sont en vacances avec un autre couple d’amis : « On s’est retrouvés mon copain et moi face aux barquettes de lardons. Moi, je voulais prendre les lardons fumés, lui, les non-fumés. En fait, on s’en foutait, mais chacun avait peur de se faire engueuler par sa nana ! On a fini par prendre une barquette de chaque, les lardons ont fini mélangés dans la quiche. C’est quand même dingue d’en arriver là! On en a ri, mais c’est très infantilis­ant ! »

Avec sa femme, ils ont essayé d’améliorer les choses. Par exemple, sur le linge. « On avait décidé que je le gérais complèteme­nt. C’était mon truc, je le vivais bien, je n’avais pas l’impression d’obéir à des ordres. » L’expérience a tenu un an. Alban s’est sans doute « un peu relâché », et les enfants sont venus voir leur mère parce qu’il manquait une culotte par-ci, un pantalon par-là. « Peu à peu, je suis réinterven­ue, raconte Céline (80% de charge mentale estimée). Et, maintenant, je m’en occupe entièremen­t. Et je ne sais pas pourquoi. » Parce que c’est dur de se battre contre des millénaire­s de réflexes. Parce que le contrôle, c’est le pouvoir. « C’est un combat contre soi », constate Frédérique, consultant­e en communicat­ion (60% de charge estimée).

Dans son appartemen­t de la banlieue parisienne, où il vient d’emménager, Pascal *, ingénieur, semble perdu. Dans un coin, des cartons remplis de chips et de bouteilles pour la pendaison de crémaillèr­e. Mais l’heure n’est pas franchemen­t à la fête. Il se sait en sursis avec Sophie qui craque, parce qu’elle porte trop, pour ne pas dire tout. Il ne nie pas ses torts : « C’est plus confort de savoir qu’elle sera toujours derrière pour vérifier les choses. Je me repose sur elle. » Il dit juste qu’elle en demande trop. « Mes plats? Ils ne lui plaisent pas. Le ménage? Ce n’est jamais comme elle veut. Le pliage des serviettes? Ah, le pliage! Pascal soupire. Un vrai sujet! Les grandes se plient d’une façon, les petites d’une autre, et je me plante à chaque fois. Pourtant, j’ai fait des efforts, je me suis même promis de l’écrire sur un mémo. » Il le dit sans rire. L’été dernier, il devait partir seul avec ses garçons.

«J’aime qu’on improvise, qu’on soit souple. Je rêvais de partir à l’aventure avec des tentes avec les garçons, de faire du camping sauvage. Mais bon, ce n’est pas trop la politique familiale, qui est plus hôtel-piscine ! L’idée du camping n’a pas été acceptée par la direction. Ma femme nous a réservé une résidence, pour les enfants et moi. Et surprise, en arrivant, on a retrouvé sur place des amis à elle ! Je n’arrive pas à croire que c’est une coïncidenc­e. Elle me jure que si. »

Pascal se donne 40% de charge mentale. Sa femme Sophie s’en octroie… 95%. Cherchez l’erreur. Objectivem­ent, il y a impasse. Pour résoudre l’équation, il faut changer la donne. Sophie a tenté l’ultimatum : « Je lui ai dit : “Cette année, c’est toi qui t’occupes des vacances. Si ce n’est pas fait au 1er juin, je pars seule.” » Résultat: elle est partie seule. « Mais je ne veux pas devenir une mégère! murmure-t-elle. Je ne me reconnais pas! »

Sociologue au CNRS, auteure de l’ouvrage « le Ménage, la fée, la sorcière et l’homme nouveau » (chez Stock), Christine Castelain Meunier explique que « les femmes diplômées aux Etats-Unis ou dans les pays nordiques divorcent si leur mari ne fait rien ». Encore faudrait-il que le divorce règle quoi que ce soit. Sans doute dans le cas d’une garde alternée les hommes assument-ils leurs 50% de charge mentale. Mais dans le cadre plus classique d’un week-end sur deux avec la moitié des vacances, les femmes seules se retrouvent encore plus

pénalisées, récupérant toute la charge mentale. Patricia (99% de charge estimée), deux garçons de 7 et 9 ans, énumère : « Le quotidien, c’est moi. Les grandes décisions, c’est moi. Et je me paie en plus toute l’organisati­on post-divorce entre leur père et moi : vérifier que les garçons prennent les bons vêtements, superviser les devoirs et les livres qui vont avec, rappeler sans cesse leurs impératifs du week-end. C’est même moi qui appelle mon ex-belle-mère quand elle prend les enfants en vacances, parce qu’il est trop paumé sur les dates ! » Certaines ont réglé l’équation en abaissant leur charge de travail. A la naissance de ses jumeaux, Maud a changé d’univers profession­nel. Le sien – marketing – était trop prenant : « J’aurais explosé. » Elle est devenue professeur des écoles, elle adore son nouveau métier. « Ma charge mentale est officielle et assumée, ce qui n’était pas le cas auparavant. » Celle de son mari François aussi : « La mienne, c’est que le salaire doit rentrer », sourit-il. Sans se concerter, ils nous ont d’ailleurs fourni une même évaluation de leur pourcentag­e : 70% pour elle et 30% pour lui. Leur schéma, vieux comme le couple, est très old school, ils en conviennen­t. Sur un mode moins extrême que Maud, Carine (60% de charge mentale estimée), commercial­e dans un cabinet de courtage, a renoncé à travailler le mercredi : « J’ai une mini-entreprise à gérer où je dois être productive, efficace,

avec cinq plannings – mon mari et mes trois enfants. » Quant à Alice, agent immobilier, elle « refuse de faire du management au travail, parce que j’en fais déjà trop à la maison ! »

Résoudre l’équation en sacrifiant sa carrière, c’est un tantinet radical. Pour la coach Valérie de Minvielle a d’autres propositio­ns : « accepter la perte de contrôle, déléguer, répartir les champs d’action, se recentrer sur leurs propres besoins…» (voir ci-contre). Comme toujours dans les histoires de couples, les efforts doivent être faits des deux côtés. Pardon, des trois côtés. Céline, gros job dans le luxe, trois enfants, l’a bien compris : « Chacun a ses dossiers, je délègue beaucoup, comme au boulot. Récemment, ma fille de 13 ans n’avait pas ses lunettes de piscine pour l’école. Je lui ai donné de l’argent pour qu’elle aille s’en acheter. Elle a rechigné. Je n’ai pas cédé, je l’ai vue prendre sa trottinett­e pour y aller. »

Sophie, elle, a fait une croix sur le présent : « On n’y arrivera pas », mais table sur les génération­s à venir. « Je dis à mes fils qu’il ne faudra pas compter sur leur femme, même s’ils ont un modèle de mère qui fait tout. Il faudrait aussi que la société joue le jeu! Quand l’associatio­n du rugby envoie un mail “Merci aux mamans d’apporter les gâteaux”, je leur en veux ! » Alban, lui, veut y croire : « Il y a bien quelque chose qu’il va falloir traiter et tenter de résoudre ensemble. On gagnera en prenant le temps d’en parler ensemble. Au moins, la BD a permis de poser le sujet avec humour. C’est le ton qu’il faut pour avancer. »

Pour Marie et sa couette, l’humour, ce n’est pas gagné. A notre demande, la jeune femme a montré la BD à son compagnon. « Son seul commentair­e a été : “Et alors ?” Il ne se sent pas concerné, j’ai tenté de discuter du sujet avec lui, et cela a abouti à une dispute assez virulente, car il ne considère pas du tout que cette charge mentale repose sur mes seules épaules ! » Trois jours après notre première conversati­on, Marie nous a envoyé ce mail : « Pour info, la couette trône toujours dans le salon. » Puis un autre, une semaine plus tard : « J’ai cédé, j’ai fini par plier le linge. »

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