UN ÉTÉ PHILO ROUSSEAU LE SUBVERSIF
Comment être soi-même dans une société régie par l’apparence et la compétition? Telle est la grande question qui hantait l’auteur du “Contrat social”. Pas étonnant qu’il se soit mis tant de monde à dos, nous explique le philosophe Paul Audi
On célèbre aujourd’hui le précurseur de la Révolution – la Convention transfère en 1794 ses cendres au Panthéon, en face du tombeau de Voltaire –, ou l’on abhorre le penseur de ce « Contrat social » qui claque comme un étendard en ces temps macroniens. Jean-Jacques Rousseau, né en 1712 à Genève, mort en 1778 à Ermenonville, condamné par les catholiques comme par les protestants, par les réactionnaires comme par les Lumières, est subversif. Mais on ne peut réduire son oeuvre immense à la critique radicale de la société. Célèbre internationalement dès son premier « Discours », romancier à succès (« la Nouvelle Héloïse » fut un des best-sellers du xviiie siècle), poète, pédagogue, musicien émérite, herboriste, mystique (Paul Audi voit dans « les Rêveries » un sommet de la spiritualité occidentale) : comment y voir clair ? C’est ce que nous avons demandé à l’auteur du précieux « Rousseau. Une philosophie de l’âme ». « C’est l’histoire de mon âme que j’ai promise » : voilà ce qu’ose écrire Rousseau dans ses « Confessions ». Dans cet écrit, mais aussi dans « les Rêveries du promeneur solitaire » et « Rousseau juge de JeanJacques », en quel sens dit-il « je »? Parmi les grands écrivains de son siècle, Rousseau n’est ni le premier ni le seul à avoir voulu arrimer son discours à un usage emblématique de la première personne du singulier. Son usage du « je » est aussi philosophique que chez ses prédécesseurs les plus admirés : Augustin, Montaigne, Descartes, Pascal. Mais si Rousseau, dans tel ou tel contexte, s’est glissé dans le « confessionnal » d’Augustin, s’est approprié le « je » existentiel de Montaigne, s’est autorisé de l’« ego » métaphysique de Descartes ou s’est démarqué du « moi haïssable » de Pascal, il l’a fait chaque fois dans le but de transformer la première personne du singulier en une substance éthique fondamentale. Son autoprésentation a eu beau répondre à la même question que ses illustres devanciers : que suis-je ou qui suis-je ? Sa réponse n’en est pas moins particulière en ce sens qu’il en attendait l’accouchement d’une vérité morale, aussi exemplaire qu’universelle. Pour y parvenir, il espérait, en se racontant, comprendre à quoi tient une singularité et montrer sur quoi elle repose. Pour plus de précisions, disons que la visée centrale que Rousseau a poursuivie dans ces écrits consistait à défendre sa souveraineté en tant qu’individu contre toutes les réalités extérieures, falsificatrices, aliénantes, mensongères, voire mortifères, qui forgent, à ses yeux, les rouages de la société humaine. Vous semblez vouloir référer la souveraineté à l’individu en tant que tel plutôt qu’au « peuple », comme le propose le « Contrat social ». Cette souveraineté individuelle fait-elle le jeu de l’homme des Lumières? Partons de la grande question de Rousseau : en vivant en société, et singulièrement dans une société de faux-semblants, en y négociant à tout instant sa place, qui donc peut se targuer de se sentir en harmonie avec soi et en paix avec les autres? Qui y est vraiment « lui-même »? Ne sommes-nous pas, chacun à sa façon, constamment « en représentation », ayant à jouer un rôle dicté par la défense de nos intérêts particuliers, par l’obtention ou la préservation d’un statut symbolique, par la comparaison et la compétition avec nos semblables, par l’assouvissement éventuel de nos diverses convoitises, par notre propension à faire inscrire le superflu au registre du nécessaire? Une fois ces questions posées, Rousseau affirme que rien n’assure a priori que la souveraineté de l’individu et la souveraineté du peuple – comme ensemble de citoyens actifs dignes de ce nom – soient confortées par l’idéologie des Lumières. D’où le fait qu’il importe avant tout, au risque évidemment de déplaire, d’entreprendre une critique du système de valeurs qui est tout juste en train de se mettre en place au nom de l’émancipation de l’homme. C’est que dans la société française d’alors, divisée en classes inconciliables et en castes irréconciliables, une société qui semblait à Rousseau en tous points éloignée du Genève où il est né, dans cette société foncièrement inégalitaire, donc, tout conspirait à rendre impossible la conquête de la souveraineté individuelle et/ou populaire sur laquelle on fondait pourtant ici ou là beaucoup d’espoirs. Les savants et les lettrés aspiraient ouvertement à une société libre, en tout cas affranchie de la tutelle religieuse, jugée obscurantiste, et renforcée par le progrès des sciences
et des arts. Seulement ceux-là mêmes qui y prétendaient ne voulaient guère toucher à l’inégalité des conditions sociales et des droits y afférents. Or, voilà que Rousseau déclare qu’il ne saurait y avoir de liberté sans que celle-ci non seulement s’accompagne de sécurité, mais se détache sur un fond d’égalité. Seule une égalité en droit entre les hommes peut assurer le règne conjoint de la liberté et de la sécurité. De sorte que celui qui prendrait le risque de fracturer l’équation « liberté/sécurité + égalité = souveraineté » s’exposerait à retomber dans la plus lourde des servitudes.
Aujourd’hui, il nous apparaît rétrospectivement que c’est d’abord et surtout en réaction aux prises de position politiques de Rousseau, à son pessimisme à l’endroit des hiérarchies socialement consacrées, à son besoin d’inventer une pédagogie fondée sur une assise anthropologique respectueuse des divers âges de la vie, que ses contemporains « philosophes » ont fini par tomber le masque, que leur opportunisme, leur pusillanimité et leur soif insatiable d’attributions les avaient poussés à revêtir. N’est-ce pas d’ailleurs la postérité révolutionnaire de Rousseau – une influence encore périphérique en 1789 et tout à fait centrale en 1792 – qui nous aura montré à quel point, sur certains aspects sensibles, les encyclopédistes se sont comportés en fieffés conservateurs ? La réaction de ces derniers fut vive. Rousseau déplorait un complot contre lui… Tout en continuant de se poser en promoteurs d’une liberté universellement partagée, les philosophes dits éclairés, mais privilégiés, ont allumé un contre-feu en réponse à la critique de la valeur propriété : ils ont négligé les paradoxes de la pensée de Rousseau pour mieux concentrer le tir sur toutes les contradictions qui leur paraissaient exister entre ses objurgations morales et son comportement dans la vie. Indigne, celui qui dénonce le luxe et les abus de la richesse, et qui se fait protéger par des puissants! Imposteur, celui qui se pique d’éducation, et qui ne s’est occupé d’aucun de ses enfants ! Mais qu’auraient été les paradoxes de Rousseau sans les contradictions de Jean-Jacques ? Peut-être rien que le rêve, les yeux ouverts, d’une belle âme… La doctrine de Rousseau tire sa force de persuasion de la douleur éperdue et de la joie réfléchie de Jean-Jacques. De tous les paradoxes soulevés par Rousseau, lequel vous paraît le plus décisif? Celui sur lequel tout l’édifice repose, à savoir trouver le remède dans le mal. Car il s’agit de juger la civilisation en être civilisé et au nom de cette civilisation. Si le mot de révolution signifie : faire le tour et revenir au point d’origine, on dira que la révolution rousseauiste consiste à tenter de remettre sur ses pieds la civilisation, mise sens dessus dessous par le chancre de la dépendance économique des hommes, par les nécessités du struggle for life. Or le remède recherché, comment le trouvera-t-on si l’homme, bien que né libre, est « partout dans les fers » ? Comment transformer un « état de société » où « tel se croit le maître des autres, qui ne laisse pas d’être plus esclave qu’eux », pour le dire dans les termes sur lesquels s’ouvre le « Contrat social »? Voici, en très peu de mots, ce que préconise Rousseau : mettre en question la dépendance économique des hommes. Une dépendance catastrophique qui commence à l’égard des choses, puisqu’elle naît du désir de posséder, mais qui finit très vite par conduire à l’interdépendance des personnes, et cette interdépendance à la division du travail,
et cette division au rapport de forces, c’est-à-dire au désastre. Ne doit-on pas au « premier qui […] s’avisa de dire ceci est à moi… » tous ces « crimes, guerres, meurtres, misères et horreurs » qui émaillent le cours de l’histoire? Et ne sommes-nous pas, désormais, tels des animaux domestiques, tenus en laisse par ce dont nous nous voulons les propriétaires? Tout cela, enfin, ne nous impose-t-il pas d’ordonner le monde autour de la domination de quelques-uns sur tous les autres ? Existe-t-il une voie de sortie? Si elle existe, cette voie de sortie doit être autant morale que politique. Il lui faut reposer sur la connaissance du bien et du mal aussi bien que sur celle du juste et de l’injuste. Au plan moral, Rousseau explique que les piliers de la civilisation ont changé de nature en fonction du statut que l’on a bien voulu conférer à la raison humaine. Avant que la raison n’en vienne à définir l’humain dans l’homme, la civilisation reposait encore sur deux solides piliers : l’amour de soi (goût du bonheur) et la pitié (partage des souffrances). Mais une fois que la raison s’est approprié tout l’être de l’humain, ces mêmes piliers se sont transformés : la pitié a cédé sa place à la conscience morale, et l’amour de soi à l’amour-propre en tant que souci de la distinction sociale. Ce qu’il importe alors de faire, c’est de reconduire l’amour-propre, considéré comme le mobile de toutes les actions sociales destructives, à son soubassement naturel, l’amour de soi, et la conscience morale, comme mobile de toutes les actions sociales constructives, “à son soubassement naturel, la pitié. Au-delà de ses relations tourmentées (amitiés, trahisons, violentes polémiques…) avec les encyclopédistes, et bien sûr d’abord avec Voltaire, Rousseau ne semble donc pas, à vos yeux, être un homme des Lumières. Comment le qualifieriez-vous dans ce cas? On peut bien affirmer que Rousseau est un homme des Lumières quand il place au centre de ses préoccupations la liberté de l’homme, l’autodétermination du peuple, le progrès moral des individus, réalisé grâce à l’élaboration de principes éducatifs non religieux. Mais force est aussi de reconnaître qu’il ne l’est pas vraiment, si l’on prend en compte les moyens qu’il retient pour y parvenir. Il est moins encore homme des Lumières par le lourd soupçon qu’il fait peser sur la notion de progrès. Pour lui, en effet, les Lumières ne sauraient être bonnes en soi, car tout dépend en dernière analyse de l’usage que l’on y fait de la raison pratique, c’est-à-dire calculatrice. Plus encore, tout dépend de la subordination, voire de la substitution de la valeur progrès à la valeur perfectibilité, seule vraie mesure de l’état d’une civilisation. Inutile de souligner combien nous avons besoin de cette distinction entre progrès et perfection, à l’heure où la domination de la télétechnologie inquiète tellement, où la dévastation de la nature paraît irréversible. De ce fait, peut-on réduire le philosophe à ce rôle de cassandre auquel son premier « Discours » a fait songer plus d’un lecteur? En vérité, le point de vue de Rousseau dépasse, et de très loin, le plan de l’inquiétude quant au sens du progrès. Plutôt que de récriminer contre son temps, Rousseau s’emploie à appliquer aux bienfaits de la culture un principe de discrimination. Il entend les jauger en les plaçant un à un sur le plateau d’une balance. Quelle balance ? Une balance de justice. C’est bien cela, Rousseau : le réflexe de recourir en toutes circonstances, et pour toute chose, à une balance de justice. Sur l’autre plateau de cette balance, pour contrebalancer l’élément culturel et mesurer son poids, Rousseau n’a jamais placé qu’une seule réalité : la souffrance humaine, quelque forme qu’elle prenne. Voilà comment il s’emploie à valoriser un critère de jugement permettant de ne jauger les activités humaines qu’en fonction de leur coefficient d’injustice, c’està-dire du mal qu’elles pourraient être entraînées à causer.
On doit à Catherine Kintzler d’avoir parfaitement cerné un des traits principaux de la révolution rousseauiste quand elle a écrit : « Une seule goutte de sang, une seule goutte de sueur, une seule larme d’humiliation arrachée injustement au moindre portefaix a le pouvoir de ternir la splendeur de Byzance et celle du siècle de Louis XIV. » Or, de cette intransigeance dans le jugement, qu’avons-nous conclu depuis la mort de Rousseau? De son exemple, qu’a-t-on appris? Une chose au moins est sûre : nous en avons nourri une passion pour les droits de l’homme et du citoyen. N’est-il pas en effet le premier à nous avoir laissé entendre qu’il suffit d’un seul citoyen opprimé pour conclure à l’oppression de tout un peuple ? L’oeuvre de Rousseau est immense. On célèbre tour à tour l’amoureux de la nature, le romantique contemplatif, le pédagogue visionnaire, l’adversaire de la corruption, le démocrate authentique, l’inspirateur de la Révolution. Pour vous, qu’est-ce qui se tient au coeur de cette pensée protéiforme? Ce qui se tient au coeur de cette pensée, c’est la pensée du coeur – du coeur pensant, du coeur pensif. Coeur qui bat selon un rythme que de très nombreux textes de Rousseau identifient en termes d’expansion et de resserrement. Sur ce double mode, ce qui occupe le centre de toute chose, c’est l’intelligence du coeur, l’extralucidité que l’affectivité fait naître. Mais rarement un philosophe a-t-il été aussi controversé. Rousseau suscite de la jalousie et du dégoût, de l’antagonisme et de l’aversion, même aujourd’hui. Selon vous, pourquoi tant de haine? Si cette haine perdure jusqu’aujourd’hui, franchement je n’en connais pas la raison. Je pourrais néanmoins me risquer à une explication socio-psychologique. Rousseau, on le sait, a en quelque sorte inventé un exercice critique permettant de mesurer pourquoi et comment les hommes en arrivent à prêter le flanc aux conditions perverses de la distinction sociale. Dans son cas, cet exercice est allé même très loin : constatant que le besoin de se distinguer par rapport à tout autre était exigé par un mode de vie typique des sociétés modernes, il accepta alors de prendre sur lui de s’expliquer durement avec l’ensemble des conditions qui rendent ce mode de vie possible. Et cela l’a inévitablement entraîné à se mettre à dos toutes les personnes qui en tiraient au quotidien un bénéfice réel et symbolique, c’est-à-dire, en fait, presque tout le monde ! Et depuis, sans doute, ça continue. Déjà de son vivant, Rousseau en avait payé le prix fort, au point que peu de temps avant de mourir, il lui avait fallu reconnaître, entre chagrin et soulagement, que « le plus sociable et le plus aimant des humains » – lui-même – avait été « proscrit » de la société des hommes « par un accord unanime ». Toutefois, pour nous, si Rousseau a encore tant de choses à nous dire, c’est en raison même de cette exclusion, et depuis le fond de cette incomparable solitude.
“ROUSSEAU, C’EST LE RÉFLEXE DE RECOURIR POUR TOUTE CHOSE À UNE BALANCE DE JUSTICE.”