Les artistes et le fisc (3/6) Polnareff, le contribuable qui dit non
Escroqué et ruiné par son secrétaire-comptable, accusé d’avoir dissimulé 6 MILLIONS DE FRANCS au fisc, l’idole des podiums a fui aux Etats-Unis, en 1973. Récit d’un EXIL SANS FIN
Le 12 octobre 1973, il a tout plaqué, pris un paquebot pour New York, seul, fuyant les foudres du fisc français. Le temps d’une traversée de l’Atlantique sur le « France », il est devenu un exilé. L’icône de la chanson française, l’auteur mythique de « la Poupée qui fait non », de « l’Amour avec toi » et de tant d’autres tubes, plonge alors dans le vide avec l’étrange sentiment d’être maudit. Comme son père, Leib Polnareff, juif ukrainien, qui avait fui Odessa et les foudres du stalinisme au début des années 1920, pour s’installer à Paris, et devenir un grand compositeur, sous le pseudonyme de Léo Poll. Sous l’occupation nazie, Léo trouve refuge avec sa famille à Nérac, dans le Lot-et Garonne. Le petit Michel est né là-bas, en zone libre, et a échappé de justesse aux rafles. Fuir, toujours fuir. Une habitude chez les Polnareff.
Sur le palace flottant, trente ans plus tard, l’homme qui « filait comme un mort » enrage contre le destin. Il est devenu à son tour un émigré, un fuyard. Certes, d’un autre genre, moins glorieux que son géniteur. Il est poursuivi pour fraude fiscale. Comment a-t-il pu en arriver là, lui à qui tout souriait? Il était devenu une star européenne, multipliant les tournées triomphales jusqu’au Japon, où il avait presque atteint le statut de dieu vivant. Le gamin de la butte Montmartre, sosie de Françoise Sagan, poulbot à la timidité maladive, un peu hippie, un peu beatnik, influencé par la musique de la côte Ouest des Etats-Unis, avait réveillé une France endormie par dix ans de bien-pensance gaulliste. Il détonnait au milieu de ses congénères yé-yé, dont les chansons étaient globalement mièvres et sirupeuses. Polnareff provoquait le bourgeois, prônait la liberté sexuelle d’une voix chaude et haut perchée, enflammant les phéromones des teen-agers de l’époque. Un soixante-huitard androgyne, roi des mélodistes, qui roulait en Rolls, courait les filles et les grands hôtels et claquait sans compter les royalties de ses hits.
La star Polnareff vivait comme un nabab et laissait son homme de confiance, secrétaire et quasi-majordome, Bernard Seneau, gérer le quotidien, comme tant d’artistes. Et surtout son argent. Grisé par son colossal succès, Polnareff déléguait, les yeux fermés. Il signait les chèques sans regarder, ne faisait que parapher distraitement ses déclarations fiscales, remplies par son factotum. L’argent coulait à flots. Pourquoi jouer les suspicieux? Et puis, un génie tel que lui, le Mozart de la variété, n’a-t-il pas la vue qui se brouille quand vient l’heure de s’attarder sur les colonnes de chiffres? Durant presque trois ans, de 1971 à 1973, le comptable indélicat a vidé les caisses de la diva, à son insu,
avec une régularité de métronome. Ce « cher Bernard » était un drôle de lascar. Un arnaqueur de première. A la fin de l’été 1973, il se volatilise avec le magot, s’achète un restaurant à New York sous un pseudonyme. Merci Bernard…
SON COMPTE EN BANQUE EST VIDE
En vacances sur la Côte d’Azur, Polnareff ne sait pas encore qu’il est ruiné. Selon une légende colportée par l’artiste lui-même, c’est le jour où il achète quelques ouvrages dans une librairie et veut régler par chèque qu’il s’en aperçoit. Après quelques minutes d’attente, le libraire, gêné, lui révèle que son compte en banque est vide. Le chanteur éclate de rire. Il rassure son créancier : c’est forcément une erreur, il va appeler Paris. N’est-il pas le grand Polnareff, l’idole des podiums, pratiquement inscrit au patrimoine national ? Las, son banquier confirme : il n’a plus un sou. Le monument est en péril. Que faire? Très vite, ses conseils lui racontent l’escroquerie dont il est victime. Certes, son homme de confiance, qui s’est fait la malle, est le principal responsable de cette catastrophe. Mais, selon les impôts, la vedette n’est pas toute blanche. Les fonctionnaires du Budget lui reprochent d’avoir dissimulé au fisc près de 6 millions de francs correspondant à plus de 3 millions de francs d’impôts. Bien sûr, il ne peut rembourser une telle somme. L’auteur du « Roi des fourmis » a beau prétendre n’être qu’une cigale, un petit oiseau chanteur insouciant et volage, il est le seul responsable de ses déclarations fiscales. Ses conseils réclament la mansuétude de l’Etat pour l’icône imprévoyante. En vain. La France pompidolienne ne l’aime plus, veut-elle le mettre à genoux? Il est terrassé par ce désamour. Autour de lui, les rangs se font plus clairsemés. Les amis lui tournent le dos. Polnareff sent le soufre. Et aucun mécène ne vient à son secours.
Quelques mois plus tôt, il avait défrayé la chronique judiciaire en placardant dans Paris une affiche de lui les fesses nues, annonçant son concert de l’Olympia. L’affaire fit scandale, jusqu’au tribunal qui le condamna pour attentat à la pudeur. A cette occasion, son principal accusateur est son propre père, Léo, qui va jusqu’à solliciter un commissaire de police pour le faire poursuivre. Léo est un paternel à l’ancienne, brutal et impérieux. Quand Michel était enfant, ce grand pianiste de jazz, accompagnateur de Piaf, lui avait enseigné le piano à la cravache, pour en faire une bête de concours. A 11 ans, ce dernier obtient le premier prix de solfège du Conservatoire de Paris. Une vraie torture pour lui. En montrant son arrière-train dénudé, vêtu d’une nuisette froufroutante sur les murs de Paris, il fait un grand pied de nez à ses années de galère musicale, aux « vieux cons » d’un pays qui ne se remet pas de Mai68. Et surtout à ce père à la personnalité et à l’autorité écrasantes.
Quand il apprend la nouvelle de l’affaire Seneau, Polnareff est au plus mal. Il vient de perdre sa mère adorée, Simone Lane, ancienne danseuse, dont il est très proche. Epuisé par une tournée qu’il vient d’achever en Polynésie, dans l’océan Indien et en Amérique du Nord, il est anéanti par la disparition de Simone. Il est en pleine dépression. Plus personne ne veut de lui dans son pays? Il a conservé, depuis plusieurs mois, un billet Le HavreNew York sur le « France », en première classe. C’est l’occasion ou jamais de l’utiliser. La France n’a pas fait preuve d’indulgence à son égard? Il veut la quitter. Sans lettre d’adieu. Alors, va pour l’Amérique. Il ira sur la côte Ouest, à San Francisco ou Los Angeles, là où se trouvent ses sources d’inspiration, The Mamas and the Papas, les Beach Boys ou encore Jefferson Airplane, ces apôtres du flower power inspirés par la beat generation. Là-bas, on reconnaîtra son génie. Après un court séjour à New York, rien ne se passe comme prévu. En Californie, Polnareff est un illustre inconnu. Il est contraint, pour survivre, de jouer dans des bars ou des cafétérias d’étudiants. La chute est terrible. L’espoir d’un retour en France ? Impossible. En déguerpissant sans se présenter au tribunal, il s’est mis dans une situation intenable. Il n’est plus qu’un exilé fiscal français comme la côte Ouest et Miami en comptent par centaines. Seule différence avec les flambeurs qu’il côtoie alors : il est fauché. Il n’est pas loin de se retrouver dans la même situation que quand, à 18 ans, il chantait dans la rue, avec sa guitare, sur les escaliers de la Butte. On le soupçonne alors d’être suicidaire. Le rêve américain tourne au cauchemar. Une bonne fée surgit alors. Elle s’appelle Annie Fargue. Elle est française. Elle a 40 ans, un CV d’actrice et de productrice impressionnant. D’origine belge, elle vit aux Etats-Unis depuis vingt ans. Les Américains la connaissent comme héroïne de la série télé
“ANNIE FARGUE L’A RESSUSCITÉ”
« Angel », dans laquelle elle joue le rôle d’une Française écervelée. Elle est surtout connue dans le show-business parisien en tant que productrice de comédies musicales à succès, telles que « Hair », « Oh ! Calcutta ! »,« Jésus-Christ Superstar ». Elle en pince pour cet étrange « animal céleste » qui meurt à petit feu au bord des plages de Malibu. Ces deux-là se sont trouvés. Ils vont vivre une love story qui va se transformer, au fil des ans, en une amitié indestructible. Annie Fargue veut sauver « Mozart » du déluge et du délire. Elle l’héberge, le cajole, le protège de toutes ses phobies. Elle va rester à ses côtés pendant plus de trente ans. Comme amante, puis soeur, puis marraine, puis manager impitoyable, véritable cerbère des intérêts de l’artiste. Pas un contrat n’est signé sans l’aval de Madame Annie.
« C’était une femme exceptionnelle, raconte Marc-Olivier Fogiel, ami intime de la productrice. Je ne sais pas très bien comment nommer ce couple. Il y avait quelque chose de fusionnel entre eux. Elle pensait que sa mission était de protéger le petit génie de tous ses démons, et aussi des escrocs qui gravitaient autour de lui. » Certains proches de la productrice, décédée en 2011, cherchent encore à comprendre cet attachement hors norme. « En fait, son nom de jeune fille était Henriette Goldfarb, dit un ami de la productrice. Sa famille juive, sans doute originaire d’Odessa, comme Leib Ponareff, avait connu les mêmes drames, après être passée par Bruxelles, puis s’était installée à Paris pour échapper aux rafles nazies, au début des années 1940. Il y avait entre eux comme une communauté de destins. Ils étaient deux déracinés, deux enfants d’immigrés.Elle était la seule personne en qui Polnareff avait une confiance absolue. »
Entre eux, pas de longs discours. Annie Fargue comprend que, derrière le ressentiment affiché contre son pays, Polnareff est un amoureux transi. Il rêve d’un retour triomphal ? Auparavant, suggère-t-elle, il doit régler sa lourde ardoise aux impôts. Et retrouver sa forme. Il se lance dans une pratique effrénée de la musculation, suit des cours de karaté, se remet au piano. « Annie Fargue l’a littéralement ressuscité, reconnaît Pascal Nègre, ancien patron d’Universal. C’était un manager bienveillant et impitoyable. Son rôle a été immense durant plus de vingt ans. » Pour beaucoup de « polnareffologues », cette coach aux mille facettes l’a sauvé de la clochardisation. Grâce à son carnet d’adresses dans le show-business américain, Annie Fargue lui fait signer un contrat quasi miraculeux avec la maison de disques Atlantic, lui fait rencontrer les plus grands musiciens américains. Mais cela ne suffit pas. Le style Polnareff n’est plus en vogue. Le disco envahit les ondes et les hit-parades. Polnareff tente de prendre la vague, produit quelques titres anglais, sans grand succès. La griffe Polnareff ne serait-elle que française, inexportable? Durant cette période, la nostalgie le submerge. Sa détestation de Paris n’est plus qu’un vieux souvenir. En 1975, alors qu’il vient d’achever un concert triomphal à Bruxelles, il se rend clandestinement dans la capitale pour se promener sur le boulevard Saint-Germain, sans ses fameuses lunettes noires à monture blanche, sa chevelure blonde soigneusement dissimulée sous un bonnet. Il est revenu chez lui, en anonyme, comme un repris de justice. Il corrige alors : « Non, je suis un repris de justesse. »
LA “LETTRE À FRANCE” DE L’EXILÉ FISCAL
De retour aux Etats-Unis, Polnareff est désemparé. Il a tenté de se créer un nouveau personnage à la Jimmy Page, le guitariste de Led Zeppelin qui lui a fait le cadeau de jouer sur « la Poupée qui fait non ». Polnareff verse dans le style grand escogriffe chevelu aux biceps survitaminés. Il s’américanise à outrance. Mais rien n’y fait. Il ne sera jamais qu’un poulbot de la Butte. Son mythe de hippie au regard lunaire est là pour l’éternité, sur les escaliers qui montent jusqu’à la basilique dominant Paris de ses trois coupoles blanches. Le blues de la Ville lumière. Il compose alors un de ses plus grands titres, « Lettre à France », sur un texte du parolier Jean-Loup Dabadie. Ce dernier capte le drame de Polnareff en quelques phrases, celui de l’exilé à qui il manque l’essentiel, l’humus créatif, cette matière insaisissable et fuyante qu’on nomme l’inspiration et qui s’est perdue du côté de Palm Beach. « Depuis que je suis loin de toi, je suis loin de moi », chante Polnareff dans une déclaration d’amour déchirante à sa terre natale. Il ajoute, pour évoquer son exil californien: « Je vis en chimérie. » Annie Fargue fait partie de ceux qui croient alors qu’un retour en France de la star déchue est possible. Il suffira qu’il se présente devant la justice pour que le génie retrouve enfin ses marques. Au fond, les juges feront oeuvre d’aide à la création en montrant de la mansuétude à l’égard de l’accusé. Pari fou ?
Le 6 octobre 1978, le citoyen Polnareff, penaud, est à la barre de la 31e chambre du tribunal correctionnel de Paris. L’exilé a
rendu les armes, il est prêt à payer sa dette. Humblement. Sa fuite ? Le coup de tête d’un artiste fragile. Son retour ? Une nécessité vitale pour « faire rêver les Français ». Son avocat, Me Raymond Illouz, le défend : « Un garçon fantasque, crédule, plein de talent, généreux, qui entend réparer ce dont il n’est pas responsable et qui, voulant regagner la France, a écrit une chanson nostalgique, “Loin de toi, loin de moi”… » A l’extérieur du palais de justice, les fans provoquent une véritable cohue aux cris de « Libérez Michel ! ». Télévisions et radios sont sur le pied de guerre.
Les juges seront-ils indulgents envers l’artiste? Pas vraiment. Ils se montrent insensibles à l’acte de contrition du « paria de Los Angeles ». Polnareff est condamné à six mois d’emprisonnement avec sursis et à 5 000 francs d’amende, ce qui ne l’exonère pas de sa dette envers le fisc. Il sort anéanti de cette épreuve, persuadé que le pays qui l’a vu naître a une âme noire et vengeresse. Il rentre dans son refuge californien, s’en prend à la médiocrité de la chanson française, promet de devenir une grande star dans sa terre d’adoption, chante en anglais, ne veut plus entendre parler de paroliers inspirés par la langue de Molière. Polnareff boude. Polnareff rumine son amertume. Les juges lui ont refusé le retour aux sources. Une forme de déchéance de nationalité artistique.
MICHEL VS POLNAREFF
Durant plus de trente ans, le réprouvé ne va cesser de tenter des come-back sur le territoire national. Toujours à reculons. La machine est cassée. Il a mal à la France. Il multiplie les actes manqués, les caprices, se montre paranoïaque et souvent mégalomane. Et surtout, ne compose plus de tube imparable. A chaque tentative de sortie de disque, il se perd dans un brouillard opaque, comme s’il n’était plus capable de retrouver le chemin de sa propre histoire. En 1989, il s’enferme durant huit cents nuits au Royal Monceau, un palace parisien dans lequel il a installé un studio d’enregistrement. L’ermite barbu et ventripotent, imbibé de whisky et de vodka, exilé désormais de l’intérieur, en sort un album aux contours étranges, « Kama Sutra », mais refuse d’en assurer la promotion en France. Dans la foulée, il sort un album magnifique, chez Sony, le live de son concert au club Le Roxy, à Los Angeles, puis promet un retour totalement français pour 2005. Ses producteurs attendent toujours. Le 14 juillet 2007, invité par Nicolas Sarkozy pour la fête nationale sur le Champ-de-Mars, plus d’un million de personnes l’acclament. Il chante, bien sûr, tous ses anciens tubes, ceux de la période de la fin des années 1960, devant un public en transe. En 2016, il revient à Bercy et fait un triomphe. Le mythe, malgré ses errances, est toujours vivant.
La France ne l’aime plus? Ou seulement une poignée de juges qui, à l’époque de sa gloire, lui préféraient Gilbert Bécaud ? Beaucoup, dans le show-business d’aujourd’hui, ne croient plus à l’Amiral, comme le surnomment ses fans. Ils le disent ringardisé, en panne sèche, incapable de composer la dernière merveille du patrimoine Polnareff, courant derrière un mythe qu’il ne peut plus atteindre. « En fait, résume Pascal Nègre, Michel, l’homme, est tétanisé par Polnareff, le génie. Il ne veut pas le décevoir. Il est dans un combat avec lui-même, comme un peintre qui ne parvient jamais à finir son tableau. » Et si Michel tuait une bonne fois pour toutes le fantôme de Polnareff ? Pour être simplement lui-même ?