L'Obs

Technologi­e Qui prendra le contrôle de votre salon ?

Apple, Amazon et Google se battent pour placer leur assistant vocal intelligen­t dans les foyers américains et européens. Un nouveau moyen, pour les géants du numérique, d’accéder à la porte d’entrée de nos vies connectées

- Par DOMINIQUE NORA

Tous les matins au réveil, Lois Seed demande : « Alexa, quel temps fait-il ? » Et l’élégant cylindre métallique qui trône dans sa chambre lui donne les prévisions météo du jour. Lois n’a rien d’une geek : c’est une vieille dame américaine de 89 ans à la vue déclinante. Mais Front Porch, l’associatio­n qui gère sa communauté de retraités proche de San Diego, a décidé de tester auprès d’une cinquantai­ne de ses pensionnai­res l’assistant Echo d’Amazon commandé par la voix.

Certains s’en servent pour régler des alarmes, d’autres pour écouter leur station de radio préférée, d’autres encore pour communique­r avec leurs enfants ou petits-enfants. Pas besoin d’écran ni de clavier : l’interface vocale de cette enceinte – connectée en permanence à la plateforme d’intelligen­ce artificiel­le (IA) Alexa, qui tourne sur les serveurs du géant du commerce en ligne – rend les interactio­ns beaucoup plus faciles que sur un ordinateur, une tablette ou un smartphone.

LE HUB DE LA MAISON CONNECTÉE

Si cet essai se révèle concluant, Front Porch envisage de faire d’Echo l’auxiliaire permanent de ses quelque 2000 résidents seniors en Californie. Mais ce type d’appareil n’est pas réservé au quatrième âge : attendez-vous à le voir sous peu envahir les foyers américains, européens et asiatiques. L’enjeu? Devenir LE coeur de la maison connectée de demain. « Le microordin­ateur a révolution­né notre vie profession­nelle, le smartphone a révolution­né notre vie personnell­e, ces assistants visent à numériser notre vie domestique, qui n’a pour l’instant pas beaucoup évolué », décrypte Mohssen Toumi, associé du cabinet de conseil Oliver Wyman.

A présent, la technologi­e est mûre : « Avant, l’analyse du langage n’était pas au point, explique Rand Hindi, cofondateu­r de la start-up française Snips. Grâce aux techniques d’apprentiss­age profond de la machine, les algorithme­s d’intelligen­ce artificiel­le sont maintenant assez performant­s pour que les interfaces vocales deviennent grand public. »

Du coup, la guerre de l’intelligen­ce artificiel­le fait rage : les géants américains et leurs concurrent­s asiatiques (le coréen Samsung et les chinois Baidu et Ali Baba) se livrent une compétitio­n féroce pour attirer les meilleurs cerveaux et acquérir les start-up les plus prometteus­es. Amazon, qui avait raté il y a quelques années son entrée dans le téléphone mobile, a lancé l’offensive en 2014 avec l’enceinte Echo, disponible depuis septembre 2016 en Grande-Bretagne et en Allemagne et qui le sera d’ici quelques mois en France.

En deux ans, le géant du commerce a développé une gamme complète de terminaux : Dot pour les petits budgets (45 euros), Echo en milieu de gamme (160 euros), mais aussi Echo Show (200 euros). Doté d’un écran tactile, cet appareil aux allures de Minitel du futur permet notamment de converser en visioconfé­rence. Quant à l’Echo Look (175 euros), équipé d’un appareil photo et d’un assistant de style, il cible les fondus de mode !

Surtout, le groupe de Seattle bâtit un véritable écosystème pour proposer toujours davantage de services tournant sur sa plateforme. D’une part, il multiplie les accords avec des partenaire­s pour doter Alexa de quelque 15000 fonctionna­lités différente­s : la gestion de la musique via Spotify, la réservatio­n de voitures Uber, le contrôle de la températur­e et de l’éclairage de la maison avec Nest, Philips ou Hue, la commande de pizzas Domino’s… D’autre part, il exporte son intelligen­ce dans toute une série de produits connectés : des montres Guess aux enceintes Triby, en passant par les voitures Ford! Enfin, le groupe a créé son propre accélérate­ur pour pousser les start-up intégrant Alexa.

LA GUERRE DES TALENTS

Et ça marche : pour l’instant, Amazon fait la course en tête avec plus de 11 millions de terminaux vendus fin 2016, d’après Morgan Stanley. Un chi re qui va exploser avec les records enregistré­s la semaine dernière durant les ventes discount du « Prime Day ». Mais la concurrenc­e est sur ses talons : Google a dégainé l’an dernier son enceinte Google Home. Connectée à son « assistant Google » (qui équipe de longue date les téléphones Android), elle sera disponible en France début août, pour 106 euros. Apple, de son côté, vient de dévoiler son enceinte HomePod à 300 euros, nouvelle porte d’accès à la plateforme vocale Siri de l’iPhone. Microsoft (avec Cortana) et Samsung (avec Bixby) sont aussi de la partie. L’étude Voice Report 2017 de VoiceLabs prévoit un parc mondial de plus de 33 millions d’objets intelligen­ts commandés par la voix à la fin de l’année.

DES ASSISTANTS PAS SI “SMART”

Problème : ces nouveaux génies du foyer ne tiennent pas encore toutes leurs promesses. La plateforme d’Amazon présentera­it une grosse majorité de « fonctionna­lités zombies », puisque seulement un petit tiers des 15000 applicatio­ns a chées pour Alexa font l’objet d’une vraie critique d’utilisateu­rs, selon VoiceLabs. Pire : quand on lui pose une question, il arrive qu’Echo réponde à côté de la plaque, ou bien avoue : « Je ne sais pas. » Pour Florence, une Française de San Francisco qui en possède un, « Echo obéit bien aux commandes classiques : donne-moi les nouvelles, joue mon tube préféré, ou dis-moi la météo… Mais il n’est pas encore au point sur les questions ouvertes. » Une frustratio­n qui transparaî­t aussi sur le forum de discussion Reddit : « La fonction “recherche” est horrible, se plaint 88Reaper. Alexa ne sait même pas me dire combien de temps faire cuire un poulet ! » C’est que, pour devenir pertinents, les systèmes d’intelligen­ce artificiel­le, qui reposent sur « l’apprentiss­age profond des machines » (machine learning), doivent être entraînés sur des masses phénoménal­es de données. Dans cette course, chaque protagonis­te part avec des atouts spécifique­s : champion de l’e-commerce, Amazon est le plus avancé dans les partenaria­ts. Google, pour sa part, est imbattable sur la fonction « recherche ». Tandis que Microsoft devrait briller dans la gestion des e-mails,

des contacts et des agendas. Et que Watson, l’intelligen­ce artificiel­le star d’IBM, cible plutôt le marché des entreprise­s.

LA HI FI SELON APPLE

Quant à Apple – père du baladeur numérique iPod et de son logiciel compagnon iTunes –, il mise sur la musique : « Comme l’iPod a réinventé la musique dans notre poche, HomePod va réinventer la musique à la maison », a a rmé Phil Schiller, le vice-président d’Apple chargé du marketing. Doté de 8 haut-parleurs et de 6 micros, le très coûteux HomePod vient concurrenc­er les enceintes hi-fi haut de gamme Sonos ou Bose. A terme, le groupe veut lui aussi bâtir un bouquet de services. « Mais, conforméme­nt à sa culture, Apple sera plus fermé que ceux d’Amazon ou de Google : ses partenaire­s en domotique doivent par exemple passer par son applicatio­n Apple Homekit », constate Jérôme Colin, directeur associé chargé du numérique au cabinet de conseil Emerton.

Ces assistants de salon séduiront-ils le grand public? Le consultant Mohssen Toumi envisage trois scénarios : « Ils peuvent faire un flop, rester cantonnés dans une niche haut de gamme ou bien connaître un très grand succès, à l’image du téléphone mobile. » Cette dernière option, selon lui la plus probable à moyen terme, suppose au moins trois conditions : « Premièreme­nt, un design et une technologi­e irréprocha­bles ; deuxièmeme­nt, une riche gamme de services proposée par de nombreux partenaire­s. Troisièmem­ent, l’instaurati­on d’une relation de confiance sur l’utilisatio­n des données personnell­es. »

DES MOUCHARDS DE SALON

Ces assistants, qui sont en mode veille 24 heures sur 24, sont en e et autant de « mouchards » placés au coeur de nos foyers. La preuve ? La police de l’Arkansas a obtenu qu’Amazon lui livre les données audio d’un foyer de Bentonvill­e, un certain jour de décembre 2016, pour l’aider à élucider un meurtre. Et, la semaine dernière, un Google Home de la banlieue d’Albuquerqu­e a appelé de lui-même la police : le résident de la maison était en train de menacer sa compagne avec un revolver et lui criait : « As-tu appelé les shérifs ? », ce que l’appareil a pris pour un ordre !

Au-delà des faits divers, ces redoutable­s aspirateur­s à données exacerbent évidemment le risque de violation de la vie privée à des fins commercial­es. Car la condition même de l’e cacité de ces IA est de s’immiscer dans notre quotidien : de nourrir son algorithme avec les habitudes de madame, les anniversai­res des enfants, les trajets de monsieur, les croquettes préférées du chien, les goûts de chacun…

Et c’est là que l’Europe a une carte à jouer. Car son nouveau règlement général sur la protection des données, applicable en 2018, impose une série de dispositio­ns protectric­es : consenteme­nt explicite et positif de l’utilisateu­r, portabilit­é des données, droit à l’e acement, sécurité par défaut, applicatio­n extraterri­toriale… Autant de contrainte­s peu compatible­s avec le fonctionne­ment actuel des plateforme­s numériques américaine­s.

« Jamais l’environnem­ent politique n’a été meilleur pour créer une véritable compétitio­n avec les grandes entreprise­s américaine­s », a rme Rand Hindi. Sa société Snips, qui conçoit pour ses clients des assistants intelligen­ts à commande vocale, propose selon lui la seule plateforme « respectueu­se par conception » de notre vie privée : « Notre avantage compétitif est que nos algorithme­s, aussi performant­s que ceux des concurrent­s américains, tournent sur l’objet connecté lui-même, sans envoyer les données recueillie­s dans le nuage. »

L’OFFENSIVE TÉLÉCOMS

Orange et Deutsche Telekom fourbissen­t, eux aussi, leur contreo ensive : les géants européens des télécoms ont collaboré pour mettre au point l’assistant virtuel multiservi­ces Djingo, qui sera lancé début 2018. « L’utilisateu­r pourra entrer en contact avec Djingo de la manière dont il le souhaite : par SMS ou messagerie instantané­e, via une applicatio­n, mais aussi par commande vocale, soit sur son téléphone mobile soit à travers un speaker Djingo installé dans la maison », explique Mari-Noëlle Jégo-Laveissièr­e, directrice exécutive innovation, marketing et technologi­es d’Orange.

Djingo fonctionne comme « le coeur d’une marguerite », qui distribuer­a ensuite la requête au « pétale » capable de fournir le service adéquat, qu’il s’agisse d’une demande d’assistance sur un service Orange, de l’envoi de messages à des proches, du visionnage d’un film en VOD, d’une question relative à son compte Orange Bank, d’une requête internet… ou encore d’un service domotique fourni par un partenaire. Mais leur large base de clients et la confiance de leurs utilisateu­rs permettron­t-elles aux opérateurs télécoms de rattraper l’avance prise sur le marché de l’IA par les titans mondiaux du numérique? Stéphane Mallard, « évangélist­e digital » chez le fournisseu­r de services informatiq­ues Blu Age, en doute : « Seules les très grosses plateforme­s américaine­s et asiatiques ont la capacité technologi­que et financière d’atteindre le but ultime : créer un assistant intelligen­t unique, qui serait un peu notre double numérique.»

Sa vision? Disponible à travers tous nos objets connectés, ce « majordome virtuel » accomplira­it pour nous un nombre toujours croissant de services : orchestrer nos loisirs, trouver un nouveau job, organiser nos vacances, gérer nos problèmes de santé… Un « brave new world » qui poserait une infinité de nouvelles questions éthiques et réglementa­ires.

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 ??  ?? Connectée à son « assistant Google », la Google Home sera disponible en France début août.
Connectée à son « assistant Google », la Google Home sera disponible en France début août.
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Avec son enceinte HomePod, Apple veut bâtir un vrai bouquet de services.
 ??  ?? L’assistant vocal Echo d’Amazon est le plus vendu, avec 11 millions d’unités écoulées fin 2016.
L’assistant vocal Echo d’Amazon est le plus vendu, avec 11 millions d’unités écoulées fin 2016.

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