Souvenirs Les écrivains de ma vie, par Jean Daniel
Depuis son plus jeune âge jusqu’à aujourd’hui – il fête ses 97 ans le 21 juillet – le FONDATEUR DE “L’OBS” s’est sans cesse nourri de LITTÉRATURE et a toujours considéré qu’elle structurait sa pensée politique. Récit
Mon adolescence a été couverte de littérature. J’emprunte pour le dire la formule d’André Gide : « Ma jeunesse a été couverte de rides ; de rides que mes parents assidûment y tracèrent. Si bien qu’à l’orée de ma vieillesse c’est ma vraie jeunesse qui semble m’arriver. » Je cite Gide d’autant plus volontiers que c’est dans son oeuvre que j’ai été immergé depuis le début, grâce à l’influence de ma grande soeur, qui régnait sur une tribu de onze enfants – elle était la première-née, j’étais le dernier. Elle s’appelait Mathilde et se conduisait comme si elle avait pu se donner à elle-même le prénom de l’héroïne de Stendhal qu’elle préférait. Son audace pédagogique fut complétée par deux professeurs exceptionnels, André Belamich, qui fut le condisciple de Camus dans la khâgne d’Alger et deviendrait le traducteur, chez Gallimard, de Federico Garcia Lorca, et Marcel Domerc. Long, mince, pathétique, il transmettait son savoir comme une vérité révélée. Entre 14 et 15 ans, je pouvais citer « les Nourritures terrestres », « l’Immoraliste », « Si le grain ne meurt » ou « les Faux-Monnayeurs ».
Plus tard, je rejoindrai joyeusement les snobs qui disent qu’on ne peut rien mettre au-dessus de « Paludes » (« Qu’est-ce que vous faites ? Rien, je lis “Paludes” »). J’attendrai quelques années avant que, sur ma table de chevet, Gide ne laisse la place à Camus. La lecture des fameuses pages de son « Journal » dans lesquelles Gide confie d’abord son adhésion exaltée au communisme, ensuite son rejet indigné du stalinisme, eut un rôle décisif sur le jeune homme que j’étais, et dont je garde aujourd’hui encore non les rides, mais les réflexes et même les rites. Car Gide, c’est la renaissance de cette tradition qui passe en France par Montaigne et Rousseau, celle de la curiosité pour autrui, du doute sur soi, de la conception d’une vérité que l’on ne trouve qu’en intégrant son contraire. Montaigne dit qu’il « s’enveloppe sur lui-même pour trouver les secrets de l’humaine condition ». Quant à Rousseau, il
proclame qu’avec les vérités qu’il révèle sur lui, il inaugure une entreprise que personne n’a jamais tentée et ne tentera jamais.
C’est Gide qui, cependant, devait m’enseigner le goût de l’étrange, de l’insolite, du contradictoire. Il est surtout l’auteur de ce besoin de la complexité qui a été si magnifiquement conceptualisé par Edgar Morin. Il n’était l’inconditionnel de personne et d’aucune convention. Invité par l’un de ses oncles au Congo, alors résident général, il décrète au bout de quinze jours : « Moins le Blanc est intelligent, plus il trouve le Noir bête. » On a dit que son homosexualité pouvait l’avoir conduit à une exigence égalitaire. Mais je crois que sa dimension protestante n’a pas été étrangère à cette attitude. Un protestantisme qui m’a indirectement influencé, bien que je sois né juif, mais c’est une autre histoire…
DES “NOUVELLES LITTÉRAIRES” À LA “NRF”
Etant donné la modestie de mes origines familiales, on s’est demandé comment la culture m’était devenue si familière, comment j’avais pu me sentir si proche de deux philosophes : Henri Bergson, le plus grand prosateur, avec Paul Valéry, de la pensée française, et Paul Ricoeur, qui serait le prof d’Emmanuel Macron, dont les citations sur la religion et le rôle qu’il lui donne dans ses rapports avec l’absolu illuminent plusieurs de mes livres. Je suis né à Blida ( je l’évoque dans « Cet étranger qui me ressemble », mes entretiens avec Martine de Rabaudy). Capitale de la région de Mitidja, dans le riche Sahel, du fait de l’étendue de ses terres et vignobles coloniaux, cette petite ville de l’Algérie française ne nous avait pas offert son quartier le plus résidentiel. Notre rue principale, aussi longue qu’étroite, abritait un quartier juif, un quartier mozabite et un quartier espagnol. Il y avait un dinandier arménien et un marchand d’instruments de musique corse. Il y avait surtout le grand magasin où mon père négociait la vente du blé, de la semoule et de la farine. C’est dans cette rue qu’il y avait, au numéro 5, notre maison.
Dans les chambres, on pouvait trouver les journaux locaux mais aussi métropolitains. Il y avait chaque semaine « les Nouvelles littéraires », dirigées par Edouard Bourdet, le père de Claude, un grand résistant qui fut l’un des premiers fondateurs de « France Observateur ». Il y avait aussi « Marianne », au temps du Front populaire dont j’étais l’un des plus jeunes militants à Blida (toujours grâce à Gide). Il y avait tous les mois, chez notre libraire, « la Nouvelle Revue française ». Je me souviens encore de certains prestigieux sommaires, de Julien Benda sermonnant Thierry Maulnier, un « jeune docteur d’Action française » avec un mépris cultivé. Naturellement il y avait « l’Action française » et « Gringoire », que, dehors, les Camelots du roi tenaient ostensiblement sous le bras. Et il y eut bientôt le fameux « Vendredi », « hebdomadaire créé par des écrivains et des journalistes et dirigé par eux ». C’était la bible de la gauche intellectuelle, dirigée par Andrée Viollis, André Chamson et Jean Guéhenno. Bien que politiquement neutres, « les Nouvelles littéraires » comptaient davantage, parce que ses dirigeants nous donnaient non seulement des informations mais aussi des conseils sur ce qu’il convenait de lire pour paraître cultivé. Une des conditions, c’était de s’éloigner de l’incontournable Proust, suspecté, mais je n’étais pas d’accord, d’antisémitisme sophistiqué.
“CAMUS, L’AVENTURE DE MA VIE”
Après la guerre, que j’ai faite dans la division Leclerc, j’ai terminé en Sorbonne ma licence de philosophie. Tout se présentait
avec bonheur lorsque j’ai interrompu ma préparation fiévreuse et riche à l’agrégation, parce qu’un ancien professeur, qui avait accédé aux responsabilités, m’offrait l’honneur de faire partie de la petite équipe chargée de préparer tous les textes qui devaient servir au nouveau chef de gouvernement, Félix Gouin, désigné par Léon Blum et réputé très engagé à gauche. Là encore, il faut se souvenir de mes origines et bien parler de chance, car il s’agissait de succéder à Claude Mauriac, lequel avait rédigé des projets de discours pour de Gaulle. Mais dès après cette expérience rendue funeste par la médiocrité du président, la chance ne m’a pas quitté. On m’a proposé de diriger la revue « Caliban », issue de la Résistance et dont la formule était « le plus court texte des plus grands écrivains ». C’est grâce à cette revue que j’ai connu si jeune Camus, lui déjà célèbre, qui m’a téléphoné (quel incroyable privilège !) pour me recommander « Maître et Serviteur » de Tolstoï et « la Maison du peuple » de Louis Guilloux, et dont l’amitié devint l’aventure de ma vie. C’est d’ailleurs Camus qui a présenté mon premier livre dans son ancien quotidien « Combat » et c’est toujours grâce à Camus que je me suis initié à Dostoïevski, Nietzsche et Hemingway.
Il faut se rappeler que les guerres coloniales dominaient alors la littérature et qu’elles fixaient le devoir d’engagement chez les écrivains et chez les jeunes qui rêvaient d’un avenir littéraire. Je me mis alors à fréquenter Maxime Rodinson, Jacques Berque, Charles-André Julien, avant d’étudier l’oeuvre de Mohammed Arkoun. La pensée complexe nous a évité le simplisme de Frantz Fanon et de Sartre. Je fus rejoint sur ce domaine par mon cher Michel Rocard et mon ami Gilles Martinet, avant de leur signifier à tous deux l’impossibilité d’avoir une rubrique dans notre hebdo, tout en ayant un poste officiel au PSU, Parti socialiste unifié. Heureusement Mendès France veillait sur nous et je m’en réclamais sans cesse. A partir de ce moment-là, je devins l’interlocuteur de Habib Bourguiba en Tunisie et de Léopold Sédar Senghor, bientôt mon ami.
Mais dans mon univers, rien n’était séparable. Comme Malraux avec « la Condition humaine », écrasante de prestige, nous ne voulions pas séparer les engagements révolutionnaire, littéraire et artistique. Ce fut la naissance des grands débats intellectuels qui portent en eux déjà tous ceux d’aujourd’hui. J’admirais Romain Gary qui réussissait dans cette entreprise à « l’Express », où Jean-Jacques Servan-Schreiber décida que je devais le rejoindre. François Mauriac y publiait son « Bloc-Notes » et, par intermittence, Sartre y traînait dans la boue les anticommunistes. Je suis sûr d’avoir contribué à faire venir Camus. C’est là que j’appris mon métier, qui n’était pas seulement littéraire.
DE CLAUDE ROY À MILAN KUNDERA
Et puis le vide de la gauche, le désespoir suscité par la guerre d’Indochine et la guerre d’Algérie et l’agonie – déjà! – du socialisme ont poussé les plus éminents chercheurs, philosophes, intellectuels à nous rejoindre au « Nouvel Observateur », que je venais de créer avec Claude Perdriel, en 1964. Nous y avons retrouvé Claude Roy, François Furet, Mona et Jacques Ozouf, Guy Dumur et tant d’autres de « France Observateur ». Henri Michaux et André Breton furent les premiers à nous solliciter parce qu’ils avaient chacun leur candidat pour la chronique cinématographique, Michel Cournot pour l’un, Maurice Benayoun pour l’autre. Pendant ce temps-là, je ne me lassais pas de lire encore et toujours, mais aussi d’écrire puis, inspiré par Diderot, de dicter. Je voyais venir vers moi des encouragements que je n’aurais jamais pu espérer et dont je me souviens avec gratitude. C’est alors qu’un certain nombre de témoignages de légitimité m’ont été donnés, notamment par Michel Tournier et François Nourissier. J’ai attendu Milan Kundera et il est heureusement arrivé. Il y eut aussi l’influence de Michel Foucault, que j’avais connu en Tunisie et qui analysait sans cesse, à ma grande surprise, certains de mes éditoriaux pour une nouvelle philosophie du journalisme, et qui n’hésita pas à rédiger la préface de mon essai, « l’Ere des ruptures ». Quant à Maurice Clavel, il se mit à évoquer le concept de « journalisme transcendantal », ce qui faisait sourire mes confrères.
De grands débats sont nés à ce moment-là dans le journal mais aussi à Paris. Pendant longtemps, nous n’étions pas destinés à renier le communisme parce que nous avions découvert le stalinisme. C’était d’ailleurs la position de Sartre, ce qui faisait enrager François Furet et Maurice Clavel. Il a fallu les grandes oeuvres, dont celle de Soljenitsyne, pour faire l’union politique parmi nous, et comment ne pas évoquer aussi « la Cuisinière et le Mangeur d’hommes » d’André Glucksmann, que Maurice Clavel a parrainé avec l’éclat somptueux dont il était capable. D’autres événements ont suivi Mai-68 avant d’arriver à l’enchantement islamique du monde arabo-musulman, enchantement qui se transforma plus vite que Foucault et nos jeunes universitaires l’avaient prévu en un drame identitaire, civilisationnel et profond dont nous ne sommes pas sortis. Sur ce plan, je crois que j’ai réuni les plus grands : Kateb Yacine, Mohammed Dib, Rachid Boudjedra et Boualem Sansal.
Je ne saurais terminer ce bilan de mes rapports littéraires avec le journalisme sans rappeler ce qui m’est le plus cher : le soin que mettaient mes collaborateurs et amis à surveiller la vertu de la limpidité et de l’élégance de la langue, même dans les récits les plus froids et les plus prosaïques. Grâce à des hommes comme Hector de Galard, un seigneur, Serge Lafaurie, un ami, mais aussi Jacques-Laurent Bost, Pierre Bénichou et Jacques Julliard, tous d’ailleurs amateurs de poésie, notre hebdomadaire fut le mieux écrit de tous. Ce que confirmaient nos correcteurs, les hommes les plus cultivés et les plus exigeants que j’aie jamais connus. Aujourd’hui internet a dévoré une partie de leur travail. On peut vérifier en une seconde tout ce qui était l’objet d’heures passionnantes de discussion. Mais peut-on y vérifier ce que, bien qu’il leur tournât politiquement le dos, me disait Michel Bosquet-André Gorz : « Au moins tu auras réussi à regrouper une gauche intellectuelle avec des écrivains, des philosophes et des historiens comme Michel Foucault, François Furet, Pierre Nora et Mona Ozouf. »