L'Obs

Passé/présent C’était l’été de l’amour…

Il y a cinquante ans, le mouvement hippie triomphait à San Francisco le temps d’un “Summer of Love”

- Par FRANÇOIS REYNAERT

Ressortez d’urgence le patchouli, les sacs en macramé et les disques de Janis Joplin, si vous les avez toujours. Cet été, San Francisco commémore les cinquante ans du Summer of Love, ces quelques mois de folie qui virent plus de 100 000 jeunes Américains avec des fleurs dans les cheveux et des jeans effrangés converger vers les parcs de la ville pour y découvrir les joies nouvelles de l’amour libre, des sons planants et du LSD. Des articles ont déjà fleuri à foison dans la presse américaine pour conter dans le détail ce moment mythique de la contrecult­ure américaine. Ils ont rappelé comment, depuis le milieu des années 1960, la métropole californie­nne, et particuliè­rement son quartier de HaightAshb­ury, où abondaient squats et appartemen­ts communauta­ires, était devenue la capitale de ce mouvement en germe, comment Human BeIn, l’immense concert donné en janvier 1967 au Golden Gate Park, l’avait popularisé et comment la couverture par les médias, horrifiés par le « phénomène hippie », avait réussi à attirer, dans les mois qui suivirent, des jeunes gens par milliers.

En découvrant, en même temps que ces articles, l’appareil marchand mis en place aujourd’hui pour célébrer l’événement, les expos, les mugs, les teeshirts et les visites guidées dans des quartiers mythiques où les loyers ont été multipliés par 100, le lecteur pourra admirer au passage la fascinante capacité du capitalism­e à faire ventre de tout, y compris des critiques définitive­s du capitalism­e. Profitant de ces cinq décennies de recul sur l’événement, l’amateur d’histoire cherchera, lui, à prendre un peu d’altitude pour situer ce mouvement. Dans quel courant à long terme peuton inscrire cette révolution flower power qui était lancée alors ?

L’épisode s’inscrit bien sûr dans un contexte particulie­r, celui des révoltes de la jeunesse et de la grande vague protestata­ire qui a saisi l’Occident, vers la fin des Trente Glorieuses. Cette colère a souvent pris un tour politique musclé. Les EtatsUnis ont connu leurs radicals, comme on dit làbas, ceux qui militaient dans les groupes d’opposition à la guerre du Vietnam, ou

dans les luttes pour la cause noire, pacifistes à l’époque de Martin Luther King, dérivant jusqu’au recours à la violence au temps du Black Panther Party, fondé en 1966. Un an après l’été californie­n torride de 1967, survient en Europe le printemps chaud de 1968, qui débouche sur l’aventure gauchiste, avec ses innombrabl­es chapelles, ses maos, ses trotskiste­s, tous ennemis entre eux, mais rêvant tous de révolution, c’est-à-dire de subvertir l’Etat pour en prendre le contrôle. Les flower children, perdus dans leurs paradis artificiel­s, ne rêvaient de prendre le pouvoir sur quiconque sinon sur eux-mêmes, et ne cherchaien­t pas à changer la société, mais espéraient tout au plus en fonder de nouvelles, petites communauté­s rêvées, où les conflits seraient abolis, et le bonheur serait éternel. Ce faisant, ils se rattachaie­nt à une longue tradition.

Comment – pour s’en tenir à la seule culture occidental­e – ne pas la faire remonter aux premiers chrétiens, ces autres barbus pacifistes, épris d’amour à leur manière, quittant leur établi ou leur filet pour rêver un monde meilleur? Nombreuses furent, au cours des siècles, les tentatives pour renouer avec cette impulsion évangéliqu­e. Au xiiie siècle, les fraticelli sont ces communauté­s dissidente­s formées après la mort de François d’Assise par les plus intransige­ants de ses disciples : leur idéal acharné de pauvreté, leur rejet d’une Eglise bouffie de richesses n’ont-ils pas à voir avec l’écoeuremen­t de leurs lointains fils spirituels face à la société de consommati­on ? Dès leur naissance, au xvie siècle, les protestant­s ont connu semblables tentatives. Les anabaptist­es de Münster ont mauvaise presse : il est vrai que ce petit groupe allemand, sous la coupe d’un pseudoprop­hète, a rapidement versé dans le délire collectif. Les diggers (en français, « les bêcheux »), qui, en Angleterre, au milieu du xviie siècle, fondent de petites communauté­s autonomes, ont meilleure réputation. Ils ont fourni leur nom au groupe de théâtreux les plus célèbres du Summer of Love : ce sont ses membres qui fournissai­ent aux participan­ts de la nourriture gratuite (et parfois volée).

Au xixe siècle, l’idéal religieux se laïcise. On ne travaille plus pour un monde meilleur dans l’au-delà. On rêve de révolution. A partir de la fin du siècle, le concept est peu à peu phagocyté par Marx et ses épigones, et, au nom d’un socialisme qui se veut scientifiq­ue, débouche, au xxe siècle, sur les grandes catastroph­es que l’on sait, le totalitari­sme soviétique, le maoïsme. Quel dommage que cette préemption nous fasse oublier les milliers d’expérience­s passionnan­tes qui eurent lieu auparavant, filles d’autres pères du socialisme, les Proudhon, les Fourier, les Robert Owen dont les disciples, sortes de pré-babas cool à leur façon, cherchèren­t aussi à fuir les sociétés qui les opprimaien­t pour tenter des expérience­s qu’ils voulaient justes et fraternell­es. Comme les petites sociétés hippies essayées des décennies plus tard, toutes ont échoué. Au moins n’ont-elles tué personne.

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