L'Obs

L’humeur de Jérôme Garcin

- Par JÉRÔME GARCIN

A lors que le Festival d’Avignon bat son plein, il est assez plaisant d’entendre, dans la bouche sans lèvres d’un acteur nonagénair­e, des propos que ses jeunes camarades n’oseraient jamais tenir. Michel Bouquet, lui, n’a que faire des modes et il n’a plus le souci de son avenir artistique. La langue de bois, il ne connaît pas. Et les metteurs en scène, ces nouveaux maîtres du théâtre dont les noms, sur les affiches, éclipsent désormais ceux de Shakespear­e, Molière ou Tchekhov, il s’offre le plaisir de les remettre sèchement à leur place : « J’ai toujours pensé que le point de vue de l’acteur doit primer, que le metteur en scène n’a pas à se mêler de ce que je ressens et de ce que je pense. » Comme Jean Vilar, avec lequel il inaugura, en 1947, à Avignon, la « Semaine d’art », où il joua dans « la Terrasse de midi » de Maurice Clavel, Michel Bouquet préfère d’ailleurs l’austère mot de « régisseur » à celui, trop jupitérien, de « metteur en scène ». A en croire celui qui incarna au théâtre Robespierr­e, Harpagon, le roi Bérenger Ier, Charles VII et Furtwängle­r, le seul patron que doive respecter le comédien, c’est l’auteur. Aux acteurs qui ne pensent qu’à se servir, Bouquet rappelle son bonheur d’avoir servi, « comme un maître d’hôtel », MM. Molière, Beckett, Anouilh et Ionesco. Et sans avoir jamais tenté d’être supérieur à ses personnage­s. Car, ajoute-t-il, « si l’on veut paraître intelligen­t dans un rôle, on finit par avoir l’air idiot ! » Bref, dans ces entretiens accordés à Gabriel Dufay, qui paraissent sous le beau titre « Servir » (Archimbaud/ Klincksiec­k, 17,50 euros), Michel Bouquet, toujours à contre-courant et délicieuse­ment pète-sec, nous régale. Il préconise de préférer le travail à l’inspiratio­n et, tant pis si ça choque, de donner moins la réplique à ses partenaire­s qu’à l’invisible dramaturge. Il préfère la compagnie des morts à la fréquentat­ion des vivants, dit avoir tout appris en regardant jouer Louis Jouvet, Charles Dullin et Gérard Philipe. Il ne trouve que du « vide » chez Marguerite Duras et s’amuse qu’on le traite de réactionna­ire alors qu’il se voit plutôt en anarchiste, en « terroriste du théâtre ». Et il explique son exceptionn­elle longévité en avouant qu’il est resté, dans sa tête, le petit pensionnai­re que, pendant sept ans, ses profs punissaien­t et mettaient au piquet du matin au soir : « Mains derrière le dos, tête baissée, je rêvais et je me racontais des histoires. Ils ont cru m’humilier, ils m’ont fait. » Naissance, sous un préau, d’un grand acteur. J. G.

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