“COMBATTRE LE SCHÉMA SECRET DE L’ORDRE DES CHOSES”
Pour Jean-Claude Kaufmann, sociologue, l’homme doit quitter sa zone de confort, et la femme, accepter de décrocher de sa manière de faire
Que pensez-vous du succès, sur les réseaux sociaux, de ce concept de charge mentale?
Il reflète une situation réelle. Je le vérifie depuis des années que je travaille sur le couple. Non seulement il subsiste une inégalité très importante dans la répartition des tâches ménagères, mais il y a une inégalité plus grave : cette charge mentale. C’est la femme qui a « la famille dans la tête », avec tout ce que cela signifie en anticipation et en organisation de mille et une petites choses. L’homme, lui, est plus dans une délégation d’actions. Il fait, puis il rend son tablier.
D’où cette inégalité vient-elle?
La femme est prise en tenaille. D’abord, par une mémoire corporelle historique. Par exemple, j’ai analysé la question du linge dans le couple (1). Je me souviens d’une femme qui ne repassait pas grandchose, hormis ses torchons. Je lui ai demandé pourquoi. Elle ne savait pas quoi répondre, elle a froncé les sourcils et a fini par lâcher : « C’est comme ça. » On en a une masse gigantesque, de « C’est comme ça » ! Des automatismes qui viennent de loin, qui reposent sur l’inconscient cognitif ou la mémoire implicite. Et, pour les changer, c’est très long. La mémoire historique est extrêmement résistante. Et, historiquement, la femme tient la maison.
Et quelle est l’autre partie du piège?
En entrant dans le monde professionnel, les femmes sont passées d’un statut de subordination à de nouvelles positions, plus dominantes, sur de nouveaux territoires. Elles sont dans une trajectoire ascendante. Elles ont appliqué cette énergie au champ familial, et s’y sont surinvesties. Elles sont devenues des locomotives, des stratèges, des chefs de projet dans tous les
domaines : la décoration, le fonctionnement conjugal, les vacances, la scolarité des enfants… L’ancien système familial fonctionnait de manière statique et répétitive ; on mangeait ce qu’il y avait dans l’assiette, on allait à la même école, etc. Aujourd’hui, la famille est un domaine en expansion, qui évolue sans cesse. Elle fonctionne comme une petite entreprise en perpétuel questionnement, changement, en perpétuelle construction.
Mais pourquoi ne pas partager la responsabilité de cette famille devenue petite entreprise?
Dans le couple, il y a une position hommefemme : les femmes sont dans une attente forte de moments de communication, d’échanges sur le fonctionnement conjugal et familial. Les hommes n’ont pas envie de se « prendre la tête » en rentrant du boulot, ils dédramatisent. Sur les questions relatives aux enfants par exemple, l’écart est très net. J’ai fait un livre sur les petits agacements dans le couple (2), je n’avais que des témoignages féminins! Les femmes disent que les hommes « ne sont pas à la hauteur », elles se plaignent d’avoir chez elles un enfant de plus, à qui elles peuvent simplement déléguer des tâches. Elles ont à la fois la famille dans la tête, ces désirs de développement, et l’insatisfaction que ça n’aille pas plus loin, vu que le mari est à la traîne.
Et les hommes, que disent-ils, eux?
Les hommes se disent non pas agacés, mais fatigués par cette femme qui ouvre de nouveaux chantiers sans cesse et les épuise. Ils essaient d’esquiver. Pour eux, c’est trop. Ils font des efforts qui ne sont pas reconnus et compris. Leurs pas ne sont jamais suffisants. Alors, dans leur trajectoire aujourd’hui un peu descendante, ils se reconstituent une estime de soi en devenant les philosophes de la décontraction et du bienêtre immédiat. Ils sont cool avec les enfants, ce sont ceux qui amènent dans le foyer la détente, le jeu. Ils dédramatisent une mauvaise note, quitte à casser l’argumentation de la mère. Autrefois, l’homme était le porteur de l’autorité dans la famille. Il la déléguait, mais, quand il y avait un souci avec un enfant, la mère de famille disait : « Si tu continues à faire des bêtises, je vais le dire à papa. » Aujourd’hui, le père ne fait plus peur, ce sont les femmes qui sont les porteuses de l’autorité. Et de l’angoisse, car cette charge les angoisse.
Entre des hommes infantilisés et des femmes surmenées, quelqu’un trouve-t-il son compte à ce déséquilibre?
Les hommes ont souvent en arrièreplan un sentiment de culpabilité, ils ont aussi la nostalgie des repères de séduction perdus. Mais de là à vouloir reprendre la charge mentale… C’est tellement plus confortable de ne pas l’avoir ! Dans mon livre « Piégée dans son couple », je raconte comment ils s’enferment dans le silence. C’est comme un suicide intérieur, ils disparaissent en euxmêmes et ne restaurent leur estime de soi qu’en dénigrant leur partenaire. De leur côté, les femmes n’arrivent pas à lâcher, mais n’en peuvent plus de ne pas être épaulées, d’assurer la responsabilité et l’autorité. La charge mentale est pour elles une souffrance et aussi un frein énorme : c’est la principale cause du plafond de verre en entreprise. Cette inégalité est une question politique centrale.
Comment cela se passe-t-il pour les jeunes générations? Est-ce mieux?
On dit « Ça va dans le bon sens, les jeunes, maintenant, ils sont bien. » Mais on confond le cycle d’âge et l’effet de génération ! Au début du couple, la question de la charge mentale se pose peu. Le point de bascule, c’est le bébé. Pendant quelques mois, l’homme est présent face au risque de chaos ménager. Puis le déséquilibre s’installe. Tant que le couple va, ça tient… puis ça pète. Chez les jeunes couples de banlieue, je note même une régression.
Le constat semble un rien désespéré! Il y a bien moyen d’avancer?
La solution ne viendra pas de l’Etat. Le droit à la vie privée est supérieur à celui de l’égalité, le gouvernement ne peut pas décider par ordonnance que les hommes feront la lessive! Ce foyer central de construction de l’inégalité reste donc en dehors des radars. La solution ne viendra pas non plus du côté des revendications identitaires. Le fond du blocage du mécanisme inégalitaire est justement le marquage identitaire. L’idée qu’il faut se définir comme individu avant de se définir par son genre. Pour arriver à l’égalité, il faut avancer ensemble, hommes et femmes. L’homme doit quitter sa zone de confort. La femme, accepter de décrocher de sa manière de faire. Chacun doit être clair dans ses motivations. Il s’agit d’entrer en combat contre soi, contre le schéma secret de l’ordre des choses que chacun a en soi. (1) « La Trame conjugale. Analyse du couple par son linge », Nathan (1992). (2) « Agacements. Les petites guerres du couple », Armand Colin (2007).