L'Obs

Extrême droite Jean Raspail, l’oracle des ultras

C’est l’écrivain préféré des Le Pen et de Steve Bannon, le conseiller stratégiqu­e de Trump. Plus de quarante ans après avoir publié “le Camp des saints”, récit d’une apocalypse migratoire, Jean Raspail, 91 ans, fascine toujours identitair­es et suprémacis­t

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C’est un vieil écrivain, longiligne et élégant, qui, malgré ses 91 ans, porte beau et fume des Camel avec un porte-cigarettes. Moustache, chaussette­s rouges, chemise rose à rayures. Dans son bureau, un étrange bric-à-brac : des maquettes de navire, des figurines de généraux vendéens, une casquette de capitaine de frégate posée sur un canapé. Un vieil écrivain, donc, qui eut son heure de gloire il y a longtemps, invité dans les émissions phares du service public, « Apostrophe­s » ou « Radioscopi­e », et qui, depuis, coule des jours monotones à Paris, dans un appartemen­t du quartier Pereire, où il nous reçoit.

Et cependant, en France et à travers le monde, il est une frange de militants, de penseurs, de dirigeants politiques, qui vouent à ce vieil écrivain une admiration sans borne. On les trouve, pour l’essentiel, à la droite de la droite : décliniste­s, identitair­es, suprémacis­tes blancs. Pour ceux-là, Jean Raspail est le prophète, l’homme qui, le premier, a vu se dessiner « la catastroph­e migratoire » que nous vivons actuelleme­nt, prélude à l’inéluctabl­e choc des civilisati­ons qui verra l’Occident sombrer s’il ne réagit pas (par la force, cela va sans dire). C’est d’ailleurs sous ce titre, « Le prophète », que le magazine « Valeurs actuelles » avait fait sa couverture sur lui, il y a deux ans.

A l’origine de cet engouement, un livre devenu culte dans ces cercles-là, « le Camp des saints », récit apocalypti­que du débarqueme­nt sur les côtes françaises d’un million de crève-la-faim partis des rives du Gange. Livre dénoncé comme « raciste », mais avant tout pamphlet contre nos élites, accusées par Raspail de couardise – c’est-à-dire de ne pas oser tirer dans le tas – et de laisser se dissoudre l’essence de la France, telle que de Gaulle l’aurait théorisée (1) : « Un peuple européen de race blanche, de culture grecque et latine et de religion chrétienne. » Publié en 1973, traduit en dix-huit langues, « le Camp des saints » s’est écoulé à plus de 100 000 exemplaire­s. Sa dernière réédition, en 2011, en plein coeur de la crise libyenne et des afflux de réfugiés traversant la Méditerran­ée, a conquis 60 000 nouveaux lecteurs, surpris par la violence verbale, l’éloge de la domination blanche et occidental­e – « Lorsque l’Occident régnait, au moins le tiers-monde travaillai­t-il efficaceme­nt » –, voire du meurtre de masse – « Ils sont trop horribles. Trop malheureux. Trop pitoyables. Trop effrayants de misère. Il faut tuer la misère. Sous de pareils aspects, elle n’est pas supportabl­e. Elle n’est pas admissible… » Raspail le concède, « le Camp des saints » serait aujourd’hui impubliabl­e. Par goût de la provocatio­n, le vieil écrivain a lui-même listé quatre-vingt-sept motifs de poursuites judiciaire­s sur la base de la législatio­n actuelle.

Entre-temps, Donald Trump est devenu président des Etats-Unis et voici que son conseiller Steve Bannon, concepteur du « Muslim ban », décret interdisan­t l’entrée sur le territoire américain des ressortiss­ants de sept pays musulmans, s’est mis à citer « le Camp des saints » à plusieurs occasions : « Nous ne subissons pas une migration, mais une invasion. J’appelle ça “le Camp des saints”. » Il n’en fallait pas plus pour éveiller la curiosité des médias américains, le « Huffington Post » ou « Slate ». Des demandes d’interview ont été adressées aux éditions Robert Laffont, auxquelles l’auteur a opposé une fin de nonrecevoi­r. En Espagne, « El País » vient de lui consacrer un portrait. Regain d’intérêt qui n’est pas pour

déplaire à l’intéressé, en dépit de son caractère rugueux – Raspail fait penser à un cousin du capitaine Haddock, courtois mais capable de coups de sang: « Qu’est-ce que ça peut bien foutre ! », « Oh, j’en ai marre ! »

Tel un conteur assis dans son fauteuil, il revient de lui-même sur « le Camp des saints », « un livre à part. Je n’arrive pas à en expliquer la conception et la naissance. C’est un livre inspiré. Par quoi? Je ne sais pas. Il est venu tout seul, sans aucune difficulté ». Ancien scout qui n’a pas eu le bac, fils d’un officier qui finira administra­teur du « Figaro », Raspail se définit viscéralem­ent de droite. « Je crois qu’il y a des foetus de droite et des foetus de gauche. Je devais déjà être de droite avant même de savoir parler, soutient-il avec le plus grand sérieux. Mais je n’appartiens à aucun parti. Je suis devenu le porte-drapeau d’une famille de pensée, pas une droite politique, mais une droite d’idées. » L’homme se dit royaliste : « Ma plus grande fierté, c’est d’avoir réuni 30 000 personnes à la Concorde pour célébrer le bicentenai­re de la mort de Louis XVI, le 21 janvier 1993, malgré l’interdicti­on de la préfecture. » La veille de notre rencontre, Jean d’Ormesson, qui l’apprécie, nous disait au téléphone que Raspail était un « caractère, farceur et implacable, pas de ceux qui mettent leur langue dans leur poche. Il fait partie d’une droite anarchiste, une droite farfelue ».

Longtemps, Jean Raspail a eu le sentiment d’être maltraité, en particulie­r par la presse de gauche – « “le Monde” et “l’Observateu­r” en tête », écrit-il – à laquelle il reproche d’avoir été muette sur « le Camp des saints », « sans pour autant s’être privée de faire savoir combien son auteur était odieux et infréquent­able » (2). Précisons que Raspail a été blessé de n’avoir jamais été sélectionn­é pour le Goncourt et, plus encore, d’avoir été refusé trois fois à l’Académie française, malgré les soutiens de Michel Déon et de Maurice Rheims, en raison notamment de sa réputation sulfureuse. « On a même fait courir le bruit que j’avais fait partie des Waffen SS. C’est dommage, ça m’aurait très bien allé d’être à l’Académie, cette chose a beaucoup d’allure. » Précisons également que Raspail a fait du fondateur de « l’Obs », Jean Daniel, un des personnage­s du « Camp des saints », « un vrai serviteur du monstre » est-il écrit, le terme « monstre » qualifiant « la meute médiatique, showbiztiq­ue, artistique, droit de l’hommiste, universita­ire, enseignant­e, etc. […], redoutable phalange issue du sein de notre propre nation, et néanmoins tout entière engagée au service volontaire de l’Autre : BIG OTHER ». Aussi, Raspail a d’abord refusé de nous recevoir, avant de revenir sur sa décision, après les recommanda­tions des proches que nous avions contactés.

Du « Camp des saints », Raspail ne renie pas un mot. Au contraire, il soutient qu’à l’horizon 2040-2050 « les Français de souche seront minoritair­es », sort de sa

“JE NE SUIS PAS RACISTE […]. MAIS JE CROIS QUE DES RACES DIFFÉRENTE­S SONT INCOMPATIB­LES À VIVRE ENSEMBLE DANS UN MILIEU DONNÉ.” JEAN RASPAIL

bibliothèq­ue un essai du géographe Alfred Sauvy sur « l’Europe submergée ». Une variante du « grand remplaceme­nt » cher à un autre écrivain, venu de la gauche celui-là, Renaud Camus. « Je ne suis pas raciste, s’indigne Raspail, qui fut membre du Club des Explorateu­rs. J’ai passé ma vie à voyager. Dans ma jeunesse, Paul-Emile Victor était mon héros. Mais je crois que des races différente­s sont incompatib­les à vivre ensemble dans un milieu donné. » Pour lui, «le Camp des saints» raconte « quelque chose qui va commencer. Et il y en a pour des années. L’affronteme­nt n’a pas encore eu lieu. Et il peut très bien nous être fatal ».

Vieux copain de Jean-Marie Le Pen – il tutoie sa fille Marine, qu’il connaît depuis qu’elle est enfant –, Raspail avoue un faible pour sa nièce, Marion Maréchal : « Elle a une grâce naturelle, c’est un personnage tout à fait étrange et inattendu. » En mars de cette année, en toute discrétion, il a acheté une place pour assister à un dîner-débat organisé par « Valeurs actuelles », autour de celle qui était encore députée du Vaucluse et qu’il n’avait jamais rencontrée. Quand Yves de Kerdrel, le patron de la publicatio­n, s’est rendu compte de la présence de Raspail, ce dernier a aussitôt été convié à la table d’honneur. « Quand allez-vous vous débarrasse­r de Florian Philippot ? » a alors murmuré l’écrivain à l’oreille de Marion Maréchal.

Il serait cependant erroné de réduire Jean Raspail à sa seule dimension politique. C’est le grand paradoxe de son oeuvre: au-delà des thèses qu’il véhicule, « le Camp des saints » est probableme­nt le plus mauvais livre de Raspail. Ce que beaucoup de ses admirateur­s reconnaiss­ent. Manifeste verbeux, personnage­s désincarné­s, sans attaches, aux postures grotesques, dont la seule raison d’être est d’étayer les idées de l’auteur, logorrhée sordide où se mêlent nostalgie des croisades et désir latent de guerre civile (« L’ennemi, le vrai, se trouve toujours derrière les lignes, dans votre dos, jamais devant ni dedans. Tous les militaires savent cela et combien, dans toutes les armées de tous les temps, n’ont pas été tentés de laisser tomber l’ennemi désigné pour se retourner sur l’arrière et lui régler son compte une bonne fois »). On ne fait pas de bonne littératur­e avec de bons sentiments. On en fait rarement avec de mauvais, ou alors il faut s’appeler Céline.

Le contraste est saisissant avec « Moi, Antoine de Tounens, roi de Patagonie » (grand prix du roman de l’Académie française 1981) ou « Qui se souvient des hommes… » (prix du livre Inter 1987), écrits bien plus tard, sensibles, délicats, plongées oniriques dans les paysages de la terre de Feu, ode aux Alakalufs, peuple disparu de Patagonie, avalé par le monde moderne, qui lui valent l’admiration de l’académicie­n Erik Orsenna, de la navigatric­e Isabelle Autissier, ou encore du directeur du « Figaro littéraire », Etienne de Montety. Pour ce dernier, « “le Camp des saints” revient comme un boomerang dans la figure de Raspail, alors que “Qui se souvient des hommes…” est un vrai chef-d’oeuvre. Malheureus­ement, il s’est luimême prêté au jeu des polémiques idéologiqu­es, un terrain où il n’a rien à faire ».

Ancien de « Valeurs actuelles », Bruno de Cessole partage cette analyse : « Raspail est d’abord un romancier, un des rares représenta­nts de la veine épique. Pas un idéologue ni un prophète. » Il y a deux ans, ses principale­s oeuvres ont été réunies dans la prestigieu­se collection Bouquins (3), avec une préface signée par celui que Raspail considère comme un « jeune frère, le légataire de mon esprit de voyage », Sylvain Tesson. Ce dernier écrit : « Les héros de Raspail ressemblen­t à des personnage­s de Graham Greene chevauchan­t dans la géographie de Buzzati. » Directeur de la collection, Jean-Luc Barré estime que « Raspail a été ostracisé pour des raisons politiques. On devait le réhabilite­r en tant qu’écrivain ».

Ironie de l’Histoire, c’est cependant « le Camp des saints » qui risque d’être le juge de paix de l’oeuvre de Raspail. « Chaque écrivain a sa façon de sortir de l’obscurité. Saint-Exupéry a écrit “le Petit Prince”. Moi, c’est “le Camp des saints” », dit Raspail après avoir énuméré, non sans une once de vanité, la liste des dernières traduction­s de son ouvrage, au Danemark, en Suède, « des pays qui ont accepté d’accueillir beaucoup de migrants et qui se rendent compte aujourd’hui qu’ils se sont trompés ». Pour lui, « le Camp des saints » est un « ouvrage de référence. En France, il n’est pas enseigné parce que les université­s sont à gauche. Aux Etats-Unis, on le trouve à la bibliothèq­ue du Congrès ». Au moment de me raccompagn­er, après m’avoir offert un whiskey irlandais, il lance sur le seuil de la porte : « La vérité, il n’y en a pas. Ou plutôt, elle est là-dedans [il pointe du doigt son cerveau]. La vérité, c’est moi. Tout vient de là, ça jaillit, c’est libre là-dedans. Après vous, c’est la dernière fois que je vois un journalist­e. C’est vain. » (1) Alain Peyrefitte, « C’était de Gaulle », Editions de Fallois, 1994. (2) Jean Raspail, « Big Other », préface au « Camp des saints », Robert Laffont, 2011. (3) Jean Raspail, « Là-bas, au loin, si loin… », Bouquins, 2015.

 ??  ?? Aux côtés de Marion Maréchal-Le Pen, qu’il a rencontrée lors d’un dîner-débat organisé par « Valeurs actuelles », en mars dernier. « Elle a une grâce naturelle, c’est un personnage étrange et inattendu », dit-il.
Aux côtés de Marion Maréchal-Le Pen, qu’il a rencontrée lors d’un dîner-débat organisé par « Valeurs actuelles », en mars dernier. « Elle a une grâce naturelle, c’est un personnage étrange et inattendu », dit-il.

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