Les artistes et le fisc (5/6) Jean Yanne & « Madame Mon Trésor »
Dans les années 1980, le réalisateur de “MOI Y’EN A VOULOIR DES SOUS” part vivre à LOS ANGELES. Pour fuir son INSPECTRICE fiscale? Lui soutient que non. Avec toutes sortes d’arguments. Récit
u’est-ce que vous faites chez moi, vous ? » aboie Jean Yanne avec sa délicatesse coutumière. Veste sombre sur col roulé blanc, il a ouvert la porte et de grands yeux. Face à lui se tient un individu qui a la tête de Francis Blanche, un imperméable boutonné jusqu’au cou, un petit cartable de cuir, et une voix de robot qui grince : « Je suis M. Butor, de la Direction générale des Impôts. Oui, je sais, ça fait rire… au début. Je viens effectuer un contrôle inopiné, ainsi que nous y sommes autorisés par le Code général des Impôts. Je vous demanderais donc de me communiquer vos livres de comptabilité, vos factures, vos états de stock. Je vous serais également reconnaissant de mettre à ma disposition un bureau où je puisse travailler. Ma visite risque d’être… longue. » En effet. Quelques jours plus tard, le type est encore là. Yanne aussi, qui pianote sur un orgue d’appartement en déclamant à tue-tête : « Vous savez ce que j’en fais des petits technocrates du ministère des Finances ? Bah moi, je les emmerde. Parfaitement que je les em-merde. »
Ces scènes figurent dans « Erotissimo », de Gérard Pirès, une sympathique « comédie psychédélico-poujado-pop » comme dit la revue « Schnock ». Elles datent de 1969, mais à force de filmer des choses horribles, les choses horribles finissent par arriver. « Lorsque Jean est mort, en 2003, se souvient douloureusement son grand ami Gilles Durieux, il devait 1,6 milliard d’anciens francs aux impôts. Sa belle maison de Morsains, dans la Marne, a été vendue. Son fils Jean-Christophe, mon filleul, s’est battu des années avec le fisc. Ça s’est enfin terminé en 2015. Ils n’ont pas été trop salauds, ils ont fait une croix sur la somme qui restait. » Jean Yanne, quand on lui demandait ce qu’il aimerait laisser derrière lui, rigolait : « Des dettes. » Il a tenu parole. Mais n’anticipons pas. Revenons plutôt à l’époque où le cinéaste de « Liberté, Egalité, Choucroute » faisait le pitre avec Francis Blanche, c’est moins triste. Ce soir-là, une Porsche rouge écarlate était garée près du 6, rue d’Ormesson, dans le secteur de la place des Vosges. Pas très bien garée, pour être honnête. Et ce n’était pas la première fois : des dizaines de contraventions s’entassaient sur le tableau de bord. On a les collections qu’on peut, celle-ci devait avoir un petit air bravache aux yeux des forces de l’ordre. Quand Jean Yanne est sorti de chez lui, un sabot de Denver immobilisait son bolide. Il avait de quoi gueuler, il n’a pas dû s’en priver. Pensez donc : l’Etat, cette machine sans âme qui nous pourrit déjà l’existence à longueur d’années, l’empêchait d’honorer un rendez-vous galant avec Annie Philippe, la charmante et blonde chanteuse de « Baby love ».
Là-dessus arrive un type, en bleu de chauffe. Sympa, le type : il aime bien écouter Jean Yanne à la radio. Il dégaine un couteau et fait sauter le sabot, qui atterrit dans le coffre de la Porsche. C’est le début d’une nouvelle collection. Le comédien patibulaire du « Permis de conduire » commande un passe-partout à un serrurier qui s’appelle Le Breton. Il libère les fêtards bloqués devant L’Aventure, une boîte de nuit proche de l’Etoile. Et déclare officiellement la guerre, sur RTL, à ces saletés de sabots qui prétendent dissuader les braves gens de se garer n’importe comment : « Mon but est de décourager la police d’utiliser ces engins ignobles, infamants et inefficaces… Les victimes de ce genre d’abus n’ont qu’à me le faire savoir. Un simple coup de fil à RTL et je leur fais parve-
BIO Né en 1933 aux Lilas (Seine-Saint-Denis), Jean Gouyé, alias Jean Yanne, a été auteur, compositeur, chanteur, comédien, producteur, cinéaste, et même humoriste. Il a notamment réalisé « Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil » en 1972.
nir la… clé! » Il récidive dans le JT du 13 mars 1970 : « Il est inadmissible et insupportable de retrouver sa voiture avec un engin aussi gros, laid et parfaitement inefficace. » Le magazine « l’Auto-Journal » photographie l’insoumis devant ses « grotesques pièges à loups, fermés avec une serrure de pacotille ». On n’attend plus que son passage chez Pierre-André Boutang, qui l’a invité dans une émission télévisée consacrée aux collectionneurs.
Un que ça fait peu rigoler, c’est le préfet de police de Paris. Deux ans plus tôt, Maurice Grimaud a déjà dû composer avec Mai-68. Cette fois, il veut étouffer l’insurrection qui revient. Il fait surveiller la rue d’Ormesson. Le saboteur, pris en flagrant délit de dé-sabotage, est conduit au poste. Philippe Bouvard annonce la nouvelle sur RTL. « Des centaines de protestation parviennent aussitôt au standard, raconte Durieux dans sa volumineuse biographie intitulée « Ni Dieu, ni Maître (même nageur) » (Le Cherche Midi). Au commissariat, le ton monte vite chez les argousins. […] Jean en a franchement sa claque de toutes ces questions auxquelles il a déjà fourni une réponse bien tassée dans la presse et sur les ondes. Il conseille même au commissaire de la mettre en veilleuse, car sinon il pourrait se retrouver simple poulet de basse-cour dans le quartier de la Goutte d’Or. » Après six heures de garde à vue, un arrangement est trouvé. L’inquiétant héros du « Boucher » peut sortir, la tête haute, sous les flashs d’une « meute de journalistes ».
« YANNE SE PREND POUR JUPITER ! »
L’affaire des sabots dit un peu la passion de Jean Yanne pour les règlements qui en veulent à sa liberté et à son portefeuille. En 1970, année où il tourne avec Lino Ventura dans « Fantasia chez les ploucs », le futur réalisateur de « Deux heures moins le quart avant Jésus-Christ » est en route pour la gloire, la vraie. Et le chemin a été long depuis l’époque où, en 1958, aux Arènes de Nîmes, en première partie de Dalida, il scandalisait des képis blancs en leur chantant son « Mambo du légionnaire ». Quatre ans plus tard, il a décerné avec Jacques Martin, sur Europe1, un Saucisson d’argent à la pire chanson proposée par les auditeurs. Puis il a joué dans « Jaloux comme un tigre », de Darry Cowl ; affronté les embouteillages et Jean-Luc Godard dans « Week-end ». Et en 1969, Claude Chabrol a su trouver les mots pour lui offrir un de ses meilleurs rôles dans « Que la bête meure » (« Voilà, dans le film il y a un personnage grossier, un type vulgaire, odieux, un salopard absolument dégueulasse. Je ne vois que toi pour le faire. »). Yanne, on s’en souvient moins, a même été candidat au prix Goncourt cette année-là. C’était avec « la Langouste ne passera pas », une BD cosignée par Tito Topin. Chaque juré a reçu un exemplaire dédicacé, de Mac Orlan (« Donnez-nous le prix. Entre nous, vous en avez déjà choisi de pires. ») jusqu’à Hervé Bazin (« Si vous votez pour nous, soyez gentil de nous le faire savoir avant la date fatidique, que je puisse prévenir ma mère. D’avance merci. »).
Jean Yanne, superstar? Sa vie, c’est encore lui qui la résume le mieux : « De 1957 à 1971, Jean Yanne fait n’importe quoi. Il écrit, publie, chante, joue des conneries, cause dans le poste, porte des fausses barbes et des moustaches postiches, se met du fond de teint sur le nez, et passe à la télévision aussi souvent que les ministres, en étant maquillé de la même façon qu’eux, et en n’étant pas plus sincère. En 1971, Jean Yanne rencontre Jean-Pierre Rassam. Ils s’avouent leur amour, et fondent Ciné Qua Non, qui va en faire crever plus d’un. » Ciné Qua Non est la maison de production que les deux compères installent sur les Champs-Elysées, au 33, après avoir fait
connaissance chez Castel en présence de Michel Duchaussoy. « Rassam est un financier exceptionnel, explique Yanne, mais parfaitement dénué de sens artistique. Jean-Pierre rapporte l’argent et moi, je le transforme en spectacle. » Le spectacle va être permanent, mais bref. En 1972, alors qu’il décroche le prix d’interprétation à Cannes avec « Nous ne vieillirons pas ensemble », de Maurice Pialat, Yanne fait un carton avec son propre chef-d’oeuvre, « Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil » (4076700 entrées). Puis rempile en 1973 avec « Moi y’en a vouloir des sous » (2 506 400 entrées). Pour les jours où il trouve lassant de rouler en Porsche, il a de quoi s’offrir une Mercedes 250 SL grenat qui klaxonne le thème de « Tout le monde il est beau… »
Evidemment, on reproche à cet emmerdeur-né de cracher dans la soupe avec ses comédies qui ridiculisent les médias, les curés, les patrons, les syndicalistes, les féministes, la terre entière. « Le monde est peuplé d’imbéciles qui se battent contre des demeurés pour sauvegarder une société absurde », résume l’épilogue de « Moi y’en a vouloir des sous ». A « l’Humanité », ça passe mal : « On ne met pas dans le même panier exploiteurs et exploités, même pour faire rire, à la manière des chansonniers de bas étage qui s’adressent à un public de bourgeois et de gavés. […] Yanne se prend pour Jupiter. Du haut de son mépris, il distribue ses coups à droite et à gauche. Mais ça fait rire la droite, qui en a vu d’autres et participe au financement du film. » L’emmerdeur, lui, a réponse à tout : « On me reproche de faire de l’argent avec un système que je dénonce? Que voulez-vous, je veux bien dire la vérité mais je ne veux pas que le fait de dire la vérité puisse, de quelque manière que ce soit, aliéner mon porte-monnaie. Je ne me sacrifie pas. Je ne suis pas Jésus-Christ ! Je veux bien dire la vérité mais je veux continuer à faire deux repas par jour et à rouler avec une grosse auto. Je n’ai pas plus de talent en mangeant du pain et de l’eau dans une mansarde. J’ai du talent quand il fait chaud chez moi et froid dehors. J’aime bien descendre dans les beaux hôtels plutôt que faire le tour des bidonvilles. En cela, je me sens profondément de gauche! Je veux que tout le monde soit heureux, que tout le monde ait à manger, que tout le monde vive d’une façon confortable, à commencer par moi. Comme je ne peux pas pour l’instant m’occuper des autres, par faute de temps, je commence par faire le bonheur de celui que j’ai sous la main, à savoir moi. »
Le problème, c’est que l’argent, ça va, ça vient. Surtout quand on s’appelle Jean Yanne. « Quand on devait dîner tous les deux, on se retrouvait à huit ou dix, se souvient Durieux. Jean ne savait pas dire non. Et c’était toujours lui qui réglait la note. Il en avait bavé au début au cabaret. Puis tout d’un coup le pognon lui était tombé dessus. Il n’en revenait pas. Alors il payait pour tout le monde en disant : ‘‘T’occupe pas, c’est les frais généraux!’’ Quel con, mon dieu! » C’est ce que raconte, avec d’autres mots, Bertrand Dicale dans « Jean Yanne à rebrousse-poil » (First éditions) : « Le quotidien de Ciné Qua Non est un mélange de munificence et de fins de mois difficiles : les meilleurs alcools coulent à flots et les rendez-vous n’ont lieu qu’à de bonnes tables, mais il faut aux directeurs de production et aux comptables des trésors d’ingéniosité et de diplomatie pour assumer les pharaoniques dépassements de budget qui frappent toutes les productions de Rassam. »
« C’EST UNE IDÉE FIXE, VOTRE FISC ! »
En 1974, la fête touche à sa fin. Rassam s’est planté en voulant racheter la Gaumont, rien que ça. Et les bénéfices de Yanne ont été engloutis par les échecs commerciaux de Marco Ferreri, de Robert Bresson, mais aussi de ses « Chinois à Paris », une satire du maoïsme cofinancée par Marcel Dassault en 1974 (1651959 entrées, pourtant). Quand le bide de « Chobizenesse » enfonce le clou en 1975, la situation devient critique. « L’imprudence financière de Jean Yanne a des conséquences immédiates, écrit Dicale. Les dettes de sa maison de production deviennent les siennes. Il doit rembourser des prêts et des avances consentis par les banques, auxquels vont s’ajouter ses dettes fiscales personnelles. »
En 1980, le voilà parti vivre à Los Angeles. Pour fuir les impôts? Lui soutient que non. « Je vis à Hollywood parce que je suis dans le showbiz. Si j'étais dans le nougat, je vivrais à Montélimar. » Variante :
« Pourquoi je vis aux Etats-Unis ? Par peur de la vieillesse. Là-bas, j’ai neuf heures de moins que moi! » Autre variante : « Si je suis parti en Amérique, c’est que là-bas, au moins, ils ont des produits artificiels, des produits qui sont sains, qui sortent tout propres de l’usine, contrairement aux saloperies, aux merdes qu’ici on va acheter dans la campagne. Je ne supportais plus de manger de l’animal mort, du poisson crevé, des poireaux dégueulasses arrachés à même la terre, avec toutes les saloperies qui grouillent dedans. Vous rendez-vous compte tout ce que vous pouvez bouffer comme asticots ici, comme larves, et toutes ces tomates, où viennent glisser les escargots et les limaces, sans parler des animaux qui viennent pisser dessus, la nuit, pendant que vous dormez dans des maisons de campagne où des cafards grouillent sous les lits pendant que les araignées baisent dans le grenier. C’est quand même plus joli une nappe de béton américain, non? »
Début 1981, pourtant, il lâche : « La pression du fisc a été beaucoup plus forte pour me pousser dehors que celle de mes amis pour me retenir. » Et quand il revient tourner en France, notamment des « films bancals » qu’il « fait pour des raisons bancaires et fiscales », il veille soigneusement à ne pas passer plus de 183 jours par an sur le sol hexagonal. Parce qu’on a enquêté jusque dans l’école de son fils, il propose de coudre « sur son blouson une étoile jaune avec inscrit ‘‘Impôts” ». Il est constamment menacé de saisies. « L’idéal, dit ce moraliste pascalo-coluchien, ce serait de pouvoir déduire ses impôts de ses impôts. » Un soir, l’idéal lui tend les bras. Des amis le traînent chez le ministre du Budget pour arranger le coup. Mais tout ça doit vraiment l’ennuyer. Yanne ne prendra jamais le rendez-vous qui devait le tirer d’affaire à la suite du dîner. Sans doute a-t-il déjà assez de temps à perdre avec l’inspectrice qui s’occupe de son cas, « une grosse dame laide qui adore jouer les vicieuses quand elle met le nez dans mes comptes, que d’ailleurs je ne tiens pas ». Yanne, qui a toujours su parler aux femmes et à l’administration, écrit des lettres poétiquement adressées à « Madame Mon Trésor ». Mais rien à faire, ce trésor-là est complètement bouché : « Je ne sais pas si elle parviendra un jour à comprendre que je ne refuse pas de payer mes impôts, mais simplement que je ne peux pas. Avec ce que me pompent les unes et les autres, je n’ai franchement pas les moyens. C’est aux Etats-Unis que je paie mes impôts. Je ne vais tout de même pas repasser à la caisse ici ! » Le dialogue de sourds presque tragique, que Yanne raconte à sa sauce à son ami Durieux, durera jusqu’à la fin :
« L’inspectrice : “Vous avez gagné beaucoup d’argent, n’est-ce pas, monsieur Jean Yanne ? Beaucoup même ! Qu’en avez-vous fait ?”
Jean : “Ben… Je l’ai bouffé, pardi. Je me suis éclaté dans divers pays de rêve, sur des plages aphrodisiaques, avec des cocotiers et des nanas ressemblant à Ursula Andress, jeune.”
L’inspectrice : “Oui, mais le fisc? Que faites-vous de vos devoirs de contribuable ?”
Jean : “Chez vous, c’est une idée fixe que votre fisc. Que voulez-vous qu’il me fasse, votre fisc? Il ne va tout de même pas me saisir mes souvenirs, mes groupies avec des cannes longues comme des fume-cigarette et bien jarretellées. Vous pouvez tout me saisir, sauf ça, même sous la torture des saisies d’huissiers !” L’inspectrice : “Vous devez payer !” Jean : “Ah, par ici la monnaie, hein ? Ne vous réjouissez pas trop vite. Il y aura sûrement procès. Cela durera cinq, dix ans, peut-être davantage si mon avocat sait s’y prendre. Et au jugement dernier des tribunaux, cela fera bien longtemps que je serai en retraite ou que je serai mouru, et vous aussi !” »
Cette inspectrice-là avait-elle le visage de Francis Blanche dans « Erotissimo »? Jean Yanne, en tout cas, l’avait probablement en tête lorsqu’il disait : « J’ai essayé de payer mes impôts avec le sourire. Ils préfèrent un chèque. » Ça devait le faire rire. Au début.