Saint-Nazaire Une passion française
En nationalisant provisoirement les Chantiers de l’Atlantique, le gouvernement a voulu marquer de son empreinte un dossier stratégique. Un joli coup politique, mais à quel prix ?
Au sol, d’immenses plaques de tôle couleur rouille, minutieusement numérotées. Çà et là, de vastes structures métalliques, face contre terre, tels des châteaux de cartes retournés. Devant l’estuaire, un gigantesque portique écarlate déchire le bleu du ciel : cet engin sur rail de 5 000 tonnes pour 65 mètres de haut, capable de soulever et de retourner des pièces aussi hautes qu’un immeuble de treize étages, ne se déplace qu’à la vitesse de 6 mètres à l’heure. Mais, sans lui, il serait impossible d’assembler ces morceaux de paquebot toujours plus grands, que les ouvriers de STX façonnent à l’abri des hangars. Leur dernier « bébé », le « MSC Meraviglia », a quitté le bassin d’armement il y a deux mois et mis le cap sur Le Havre pour se faire baptiser par… Sophia Loren. Avec une capacité d’accueil de 5700 passagers, un théâtre, deux promenades et même un parc aquatique, rien ne paraît trop beau pour ce géant des mers. Et dans la cale voisine, déjà, attend le prochain monstre marin. Nom de code « B34 », un frère jumeau du « Harmony of the Seas », le plus gros paquebot du monde actuellement en service, construit il y a quatre ans ici même, à Saint-Nazaire.
Bienvenue aux Chantiers de l’Atlantique, fleuron de l’industrie navale française depuis cent cinquante ans ! La semaine dernière, à la surprise générale, l’Etat français a annoncé son intention de nationaliser temporairement cette ville-usine de plus de 100 hectares, où travaillent 2600 salariés et
le double de sous-traitants et d’intérimaires. Dans un bras de fer très politique qui l’oppose à un repreneur italien, le gouvernement a repris la main dans un dossier quasiment clos, et joué, à deux jours de l’échéance, la seule carte qui lui restait : le droit de préemption! Pas question de voir une nouvelle fois le capital de l’entreprise passer sous pavillon étranger, au risque de laisser filer, demain, les emplois et le savoir-faire des chantiers navals français. Un comble pour une entreprise qui a che 4,6 milliards d’euros de commandes pour les dix ans qui viennent!
Vrai sauvetage ou simple répit ? « Jusqu’à présent, les actionnaires ne se sont pas bousculés », s’inquiète Christophe Morel, délégué CFDT. A Saint-Nazaire, les salariés ont appris à se méfier des promesses d’avenir trop roses, le marché de la construction navale est si fluctuant… Il y a seulement cinq ans, ils croyaient avoir touché le fond. Les chantiers s’enlisaient dans un marasme lourd de petits matins blêmes et de chômage technique. Aucun client ne pointait plus le bout de son nez dans l’estuaire de la Loire, jusqu’à ce que l’entreprise décroche la commande du siècle : un contrat de plus d’un milliard d’euros, signé au lendemain de Noël 2012, avec RCCL, un croisiériste américano-norvégien, pour construire le futur « Harmony of the Seas ». Tout le monde se souvient ici de la découpe de la première tôle, de la mise en cale du navire et bien sûr de sa livraison. Le 12 mai 2016, après une dizaine de millions d’heures de travail cumulées, l’armateur prend possession du « Harmony », hisse pavillon et règle le solde de sa commande, soit 80% du contrat, au constructeur. Mais la liesse populaire n’e ace pas les doutes, car tout reste à faire. L’émotion serre les gorges sur l’arsenal. Le pont de Saint-Nazaire paraît encore si fragile dans l’estuaire, et l’avenir des chantiers si incertain.
L’entreprise est alors loin d’être tirée d’a aire. Ses concurrents européens les plus sérieux, l’italien Fincantieri et l’allemand Meyer Werft, lui disputent le marché mondial des bateaux de croisière, un secteur où la capacité du constructeur à tailler dans ses coûts compte autant pour remporter des contrats que l’expérience et le savoir-faire. Pour rester compétitifs, les salariés de Saint-Nazaire acceptent dans la douleur de rogner sur leurs jours de congés et d’allonger leur temps de travail. Autant d’e orts qui permettent à STX d’arracher deux commandes de paquebots pour MSC Croisières.
Las! A l’été 2016, le groupe coréen STX, qui détient 66,66% des chantiers (le reste appartenant à l’Etat français), est déclaré en faillite. Le sort du fleuron de l’industrie navale française, qui a construit le « France », le « Normandie » ou le « Queen Mary 2 », se retrouve entre les mains d’un tribunal de commerce à l’autre bout de la planète!
Les Coréens, qui doivent annoncer s’ils vendront STX à la découpe ou en bloc, font alors durer le suspense, pour que montent les enchères. De tous les actifs du groupe, Saint-Nazaire est le morceau de choix, le seul vraiment monnayable. Mais pour les Français, une vente en bloc serait une catastrophe. Le gouvernement craint qu’un groupe chinois ne fasse main basse sur les chantiers et ne s’empare à terme de notre technologie pour construire ces paquebots que le monde entier nous envie et dont les Asiatiques sont devenus friands. La somme de 800 millions d’euros pour tout le groupe est avancée. Quel Européen pourrait surenchérir? Des noms d’industriels circulent, les spéculations vont bon train. A Saint-Nazaire, les syndicats se déchirent. FO demande la nationalisation. La CFDT préfère une solution industrielle européenne. La CGT, elle, refuse de se positionner sur un terrain qu’elle estime politique. En coulisses, les élus de la région s’en mêlent. La machine s’emballe à l’orée de la campagne présidentielle.
Il faut dire que, pour les candidats, Saint-Nazaire est un dossier aussi stratégique que symbolique. D’abord parce qu’il touche à la très sensible question de notre autonomie militaire. Sans les Chantiers de l’Atlantique, la marine française serait bien en peine de construire ses futurs navires de
DE TOUS LES ACTIFS DE STX, SAINT NAZAIRE EST LE MORCEAU DE CHOIX, LE SEUL VRAIMENT MONNAYABLE…
guerre. Ensuite parce qu’il fait appel à l’imaginaire patriotique et même… artistique de tous les Français : « Ne m’appelez plus jamais “France”. La France, elle m’a laissé tomber… » chantait déjà Michel Sardou dans les années 1970, lorsque le paquebot du même nom, construit à Saint-Nazaire pour la Compagnie générale transatlantique, rouillait tranquillement dans le port du Havre, le long du « quai de l’oubli »…
Le 6avril dernier, à deux semaines du premier tour de la présidentielle, tout s’accélère. A l’issue d’une longue négociation, le gouvernement socialiste de Bernard Cazeneuve signe un accord de principe avec le constructeur italien Fincantieri, seul à avoir déposé une o re ferme de reprise pour STX. Ne reste alors qu’à finaliser les termes du nouveau pacte d’actionnaires. L’Etat garderait ses 33,34%, mais le reste du capital serait divisé en trois : 48% pour Fincantieri; 6% pour un investisseur « neutre », mais italien lui aussi, la Fondation CR Trieste ; la dernière part devant échoir à Naval Group, l’héritier des arsenaux français de défense, dont l’Etat français est actionnaire majoritaire.
A peine élu, le 31 mai 2017, Emmanuel Macron se rend à Saint-Nazaire. Costume sombre et sourire éclatant, il prend la parole sur une estrade aux couleurs de la France, au pied du « Meraviglia » de MSC Croisières. « Ce paquebot est une prouesse française technique et humaine. Vous avez montré avec ce sens de la responsabilité le beau visage de l’industrie française », rappelle-t-il. Les drapeaux claquent dans le ciel azur. Casques blancs et combinaisons bleues, les ouvriers de STX applaudissent. Les images seront belles pour les journaux, quand soudain le couperet tombe : le chef de l’Etat déclare vouloir « renégocier un nouvel actionnariat dans les prochaines semaines », avec l’aide de son ministre de l’Economie, Bruno Le Maire.
Le président de la République a-t-il redouté le caractère symbolique des Chantiers? A-t-il voulu faire un exemple pour marquer fortement sa conception du patriotisme économique ? Ou a-t-il souhaité prouver qu’il ne lâcherait pas des ouvriers détenteurs d’un savoirfaire inégalé, capables en plus de sacrifier leurs conditions de travail pour sauver leur entreprise ? Un peu des trois sans doute.
La suite est connue. La négociation avec les Italiens commence. Le gouvernement insiste pour que ces derniers ne dépassent pas 50% du capital, or la Fondation CR Trieste est considérée comme un possible faux nez de Fincantieri, voire d’intérêts chinois. A tort? « Avec le port de Gênes, Trieste est sur les rangs pour devenir la porte d’entrée en Europe des nouvelles routes de la Soie que compte ouvrir la Chine. Comment voulez-vous qu’après cela les Italiens contrarient les Chinois ? » décrypte Jean-François Dufour, analyste chez Montsalvy Consulting et fin connaisseur des marchés asiatiques. Sans parler de cette coentreprise ( joint-venture) créée il y a quelques années entre le constructeur et des croisiéristes chinois…
Faute d’accord pour un partage à 50/50 à même de préserver les intérêts stratégiques de la France, Bruno Le Maire annonce jeudi 27 juillet la nationalisation provisoire des chantiers de Saint-Nazaire. Le temps de négocier un nouveau partenariat « gagnant-gagnant », veut croire le ministre de l’Economie. Un joli coup politique, mais un sacré pari économique!
« La construction navale, ce sont des hauts et des bas, explique Yves Rochcongar, auteur d’un livre sur l’épopée du “Harmony of the Seas” (1). Que feront les Italiens si le marché se retourne ? Ne vont-ils pas d’abord sauver leurs emplois ? Aujourd’hui Saint-Nazaire revit, les magasins rouvrent, le chômage baisse… On possède un site extraordinaire, avec un savoir-faire incomparable et une cale capable de recevoir les plus gros paquebots du monde, la seule de cette profondeur en Europe. Ce serait criminel de laisser perdre cet outil! »
« Harmony of the Seas. Naissance d’un géant des mers » (La Martinière, 2016), textes d’Yves Rochcongar, ex-journaliste à « Ouest-France », photographies de Bernard Biger, ancien salarié des chantiers. Les deux hommes ont suivi la construction du paquebot depuis la découpe de la première tôle jusqu’à la livraison. La photo p. 30-31 est tirée de leur ouvrage.