L'Obs

JEANNE MOREAU, LE TOURBILLON D’UNE VIE

Comédienne, réalisatri­ce, chanteuse, femme amoureuse et libérée, l’interprète inoubliabl­e de “Jules et Jim” est décédée à 89 ans. De Mata Hari à la Reine Margot, en passant par Lily Marlène, elle a tout joué. Au fil des décennies, elle est devenue un myth

- Par FRANÇOIS FORESTIER

Comédienne, réalisatri­ce, chanteuse, femme amoureuse et libérée, l’interprète inoubliabl­e de « Jules et Jim » est décédée à 89 ans.

D’un seul sourire, elle illuminait tout, absolument. Autour d’elle, plus rien n’existait, les bruits de la ruelle, les arpèges du proche magasin de pianos, les cris de la concierge, le charivari de Paris. Armée d’une cigarette qui faisait paresser le soleil, Jeanne Moreau ne reculait devant aucune question, s’amusait des pigeons qui maculaient son balcon, laissait les souvenirs remonter au gré de son humeur, désignait une pile de scénarios rangés sous un cendrier, et, d’une voix burinée par le tabac, la poésie et l’humour, lâchait la silhouette d’Orson Welles dans le salon, évoquait sa jeunesse dans des lieux malfamés, exécutait un de ses maris d’un geste qui faisait tomber la cendre de son mégot, et râlait contre Jean Gabin qui lui avait asséné une baffe magistrale dans « Touchez pas au grisbi », chef-d’oeuvre dans lequel elle jouait une danseuse un peu pute. Elle lui avait dit : « Vous exagérez, monsieur Gabin. » Il avait répondu, affectueus­ement : « C’est ça, le métier, môme. Exagérer. » La joue rouge, les larmes aux yeux, elle en avait pris

de la graine, et était repartie danser sur la scène du Mystific, en guêpière d’allumeuse. A l’époque, en 1954, elle avait un visage de pomme, mais on sentait déjà la mentalité. Cette fille-là, elle allait craqueler des coeurs et vider des portefeuil­les. Des années plus tard, dans « Eva », « les Valseuses » ou « Monte Walsh », elle fit tomber les hommes avec passion, et, bon sang !, il était impossible de ne pas l’aimer, la môme.

L’image la plus belle, la plus irrésistib­le, la plus espiègle de Jeanne Moreau se situe au milieu de « Jules et Jim ». Habillée en apache de cinéma muet, le visage barré d’une moustache tracée au charbon de bois, elle court sur une passerelle de la gare du Nord. Des locomotive­s fuient vers Berlin ou Moscou, des grilles et des câbles quadrillen­t l’horizon, et elle s’élance, pantalon sur les talons, pull détricoté sur les hanches. Jules l’Allemand la talonne, Jim l’Américain ahane. Brusquemen­t, elle se retourne et rabat la visière de cette casquette de loulou des fortifs. La caméra capte un moment de cinéma unique, magique : Jeanne Moreau est belle, drôle, enfantine, séduisante. Elle rit. Ce rire-là reste comme le rayon vert des films des sixties, quelque chose de fugace et de parfait. Puis un panache

 ??  ?? Jeanne Moreau en 1970 sur le tournage de « Comptes à rebours », un polar franco-italien signé Roger Pigaut.
Jeanne Moreau en 1970 sur le tournage de « Comptes à rebours », un polar franco-italien signé Roger Pigaut.
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 ??  ?? En décembre 1957 avec Miles Davis, lors de l’enregistre­ment de la musique du film « Ascenseur pour l’échafaud », de Louis Malle.
En décembre 1957 avec Miles Davis, lors de l’enregistre­ment de la musique du film « Ascenseur pour l’échafaud », de Louis Malle.

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