Immigration Le « repat », ce nouvel expat
Ils sont français d’ascendance africaine. Attirés par le boom économique du continent et désireux de renouer avec leurs racines, ils partent s’installer sur la terre de leurs ancêtres. Avec plus ou moins de facilité… Enquête
Bien sûr qu’à Abidjan la vie n’est pas toujours rose : il y a la pollution, les embouteillages monstres, les routes défoncées, les coupures d’eau et de courant, les inondations, le vent et la poussière des chantiers permanents, la saleté des bidonvilles et la pauvreté qui grouille, qui rampe, qui mendie. Mais Abidjan, c’est aussi les maisons huppées et les 4×4 climatisés du quartier d’affaires du Plateau, les golden boys de Beverly Hills, l’Abidjan des maquis, des villages, de la lagune et de la hype noctambule. « Babi », le petit nom de la capitale de la Côte d’Ivoire, est multiple, complexe, fatigante. C’est là que Laure a choisi de s’installer en 2013, avec sa fille de 2 ans. Elle dit : « Je suis venue sans naïveté aucune. Je savais que la Côte d’Ivoire ne m’attendait pas. » Française née en France, ivoirienne du côté paternel, Laure Gnagbé Blédou voulait tout apprendre de ce pays qu’elle connaissait si peu. Ni son père, ni sa mère, ni son frère et sa soeur ne s’attendaient à ce choix. Elle aurait pu rester travailler au Luxembourg et poursuivre sa vie confortable avec son mari banquier. Elle aurait pu suivre le parcours classique des cadres financiers et s’installer à Londres, New York ou Singapour. Elle a choisi l’Afrique, sa furie et son chaos, l’Afrique viscéralement, cette terre inconnue qu’elle sentait dans ses veines depuis toujours, celle de son grand-père qu’elle n’avait jamais vu mais à qui, chaque année, petite, elle envoyait consciencieusement ses bulletins de notes. Toute sa vie, Laure n’a jamais cessé de construire des liens avec « sa » Côte d’Ivoire, s’appliquant envers et contre tous à cultiver son identité africaine et à poser les jalons d’une route qui l’y ramènerait : études d’histoire option art africain, création du blog Afrikan Screenshot et les intégrales d’Ahmadou Kourouma, Frantz Fanon et Aimé Césaire dans sa bibliothèque.
Aujourd’hui directrice de la filiale Bayard Presse en Côte d’Ivoire, la jeune femme de 36 ans est devenue une vraie « Afropéenne », comme on qualifie cette nouvelle génération d’Afro-descendants nés dans la diaspora qui assument pleinement leur culture métissée. A « Babi », elle est surnommée « Binguiste », Française quoi. Vus d’Europe, elle et son mari, ivoirien ayant étudié en France, sont des « repats » ou « returnees », comme on appelle ces « migrants à l’envers » qui, à la manière des juifs qui « font leur alyah » et « retournent » en Israël, entreprennent un voyage identitaire vers le continent africain après être nés ou avoir vécu une partie de leur vie en Europe, en Amérique ou ailleurs. « A l’époque, racontet-elle, on était clairement des pionniers. » Depuis, Laure est submergée par les requêtes d’Ivoiriens ou de Français d’origine ivoirienne qui souhaitent, comme elle, regagner la terre de leurs origines. Le phénomène ne s’arrête pas à la Côte d’Ivoire. Au Nigeria, au Kenya, en Afrique du Sud, au Ghana, au Sénégal, au Cameroun ou au Bénin, un flux continu de ressortissants occidentaux d’ascendance africaine débarquent dans les aéroports à la manière de conquérants du Nouveau Monde, vont récupérer leurs conteneurs et partent à la chasse au logement. Ils versent jusqu’à deux ans de loyer d’avance, trouvent du travail dans des multinationales, des cabinets de conseil, de communication, ou montent leur start-up. Comme Laure, ils quittent parfois des jobs en or pour venir toucher du doigt leur « pays de coeur ». De cet exode inversé, la romancière nigériane Chimamanda Ngozi Adichie a tiré le sel de son best-seller « Americanah » (Gallimard, 2015), où l’héroïne, Ifemelu, après avoir quitté Lagos pour aller faire ses études à Philadelphie, décide, quinze ans plus tard, de revenir sur ses pas.
C’est aussi le chemin emprunté par Kayo, jeune médecin parti d’Angleterre pour le Ghana, héros du roman « Notre quelque part », de Nii Ayikwei Parkes (Zulma, 2014). Et les parcours, réels cette fois-ci, de Rita Marley, veuve de Bob, retournée au Ghana, de
“JE SAVAIS QUE LA CÔTE D’IVOIRE NE M’ATTENDAIT PAS.” LAURE GNAGBÉ BLÉDOU
Gaël Faye, l’auteur de « Petit Pays » (Grasset, 2016), au Rwanda, de la chanteuse Ruth Tafebe ou du journaliste camerounais Patrick Fandio en Côte d’Ivoire… Parmi eux, certains sont devenus ministres, comme la Togolaise Cina Lawson ou l’Ivoirien Abdourahmane Cissé. D’autres, comme Gossy Ukanwoke, 29 ans, le jeune fondateur de la Beni American University, la première université du Nigeria à utiliser des cours en ligne, voient encore plus loin et rêvent d’un destin présidentiel dans leur pays retrouvé. Ou d’une carrière internationale, comme Paola Audrey NDengue, 28 ans, sacrée entrepreneur de l’année par la chaîne CNBC Africa en 2014 pour sa création de Fashizblack, un magazine de mode imaginé en sortant d’Henri-IV, à Paris, en 2008 et devenu depuis une référence mondiale pour la communauté noire.
Combien sont-ils, ces « repats » qui épousent leurs racines et veulent participer au nouvel eldorado africain? Rien qu’en France, des milliers, estime Chrys Nietham, cofondatrice du magazine « Inspire Afrika », le seul à ce jour à avoir produit un sondage sur le phénomène. Comme Thierry Tchapnga, créateur de Paraethnik.com, la première parapharmacie dédiée aux peaux noires et cheveux texturés, ils comptent bien profiter de l’« Africa Rising », son taux de croissance cinq à neuf fois supérieur à celui de l’Europe, l’explosion du numérique et l’émergence d’une vraie classe moyenne. Pour cet entrepreneur de 36 ans, né au Cameroun mais émigré à Lille à 18 ans pour faire ses études de pharmacie, « l’heure des “repats” est arrivée. La croissance européenne est en berne, l’Asie commence à stagner et c’est l’Afrique qui va prendre tous les marchés ». Alors Thierry veut en être, absolument. Pragmatique, il planifie de s’installer en Côte d’Ivoire, plus prometteuse que le Cameroun, avec ses 8% de croissance. Ensuite, il se développera à Yaoundé, au Cameroun, et à Dakar, au Sénégal, puis dans d’autres pays émergents où investissent déjà Yves Rocher, Carrefour ou Burger King. Lui fait partie de l’élite de la diaspora africaine en France, celle qui a ses entrées au club privé Efficience, le « gotha noir » de Paris où se pressent Muriel Pénicaud, Jean-Louis Borloo ou le milliardaire nigérian Tony Elumelu. Il a réussi, il en est fier et rêve aujourd’hui de créer des emplois sur le continent. Parce que « c’est à cause du chômage que des hommes, des femmes et des enfants se retrouvent par centaines à crever sur des bateaux en Méditerranée ».
Pourquoi nous, d’origine africaine, on ne participerait pas nous-mêmes à l’essor de notre continent? Cette question que se posent, comme lui, tant d’exilés, c’est celle qu’aborde Achille Mbembe dans son essai collectif « Ecrire l’Afrique-Monde » (Philippe Rey, 2017). « Il n’y a pas de question africaine ou diasporique qui ne renvoie à une question planétaire », écrit l’historien. Selon lui, l’Afrique doit être pensée de manière globale, « panafricaine », hors frontières et hors périphéries. Hors de la pesante tutelle de l’Europe surtout. Dans cette optique, la désertion de l’Occident des « returnees » s’inscrirait, peut-être, dans l’amorce d’une « révolution culturelle » plus profonde, identitaire celle-là.
« C’est au Mexique, pendant une année d’études, que j’ai pris conscience qu’une autre Afrique vivait en dehors du continent grâce à tous ses Afro-descendants », rapporte par exemple Jacqueline Ngo Mpii, 28 ans, créatrice de l’agence touristique Littleafrica.fr et du « City Guide Afrique à Paris » (autoédité en 2016). Venue du Cameroun à Paris à l’âge de 12 ans, la jeune femme a grandi dans le déni de son pays. Plus tard, il lui a fallu apprendre tout ce que ses parents, soucieux de s’intégrer à tout prix, avaient choisi de renier. Aller au-delà des cours et des manuels d’histoire qui « ne transmettent qu’une vision dépréciative et misérabiliste de l’Afrique ». L’esclavage et la colonisation, la sècheresse, la dette, les aides au développement, les enfants aux ventres gonflés par la faim et les humanitaires en blouse blanche, c’est tout ce que Jacqueline et tant d’autres n’arrivent plus à supporter : « C’est comme si on avait grandi avec la honte d’être nés africains. » Une gêne d’être soi qui a fait s’écrier sa mère, horrifiée à l’idée que sa fille puisse un jour envisager de retourner au Cameroun : « Mais qu’est-ce que tu veux faire là-bas ? Il n’y a rien ! Pas de travail. Tout le monde survit et c’est tout. » A Yaoundé, Jacqueline découvre pourtant l’existence de quartiers plus privilégiés que le sien. « J’ai vu qu’on pouvait vivre confortablement avec une grande maison, une femme de ménage, un jardin, le tout pour la moitié des 700 euros que je paie pour mon petit appartement parisien », confie-t-elle. Si Jacqueline est finalement rentrée à Paris, c’est pour s’attacher à promouvoir l’image du continent dans le monde occidental. Elle espère qu’avec le concept de son guide, bientôt exporté à Londres et à New York, la portée historique de la culture africaine dans le monde sera enfin reconnue à sa juste valeur. Et qu’à Yaoundé, Dakar ou N’Djamena, « les gens cesseront de s’endetter pour envoyer leurs enfants étudier en Europe ».
“CERTAINS NOUS VOIENT COMME DE RICHES PRIVILÉGIÉS.” SERGE OWONA
Le mythe de la France pays de cocagne a beau être encore vivace en Afrique subsaharienne, la tentation du retour s’inscrit peu à peu dans le champ des possibles. « Pour toute une génération de binationaux ou d’Africains diplômés en France, très brillante et très politisée, on sent un désir de revanche sur le paternalisme à la française, héritage du colonialisme, constate la politologue Françoise Vergès. Ils ont envie de montrer à la face du monde que la petite soeur africaine n’a plus besoin du grand frère européen. » Ne plus s’excuser d’être qui on est, assumer son africanité : c’est en France que Manuella Njomkam, 29 ans, a décidé de cesser de lisser ses cheveux et de les laisser pousser libres et crépus. C’est au Cameroun qu’elle s’est aperçue que toutes les poupées vendues dans les magasins avaient des cheveux blonds et des yeux bleus. Entrepreneure engagée, la jeune femme a créé Nubia Kemita, une poupée noire à la coiffure afro, pour casser le culte de la beauté blanche en Afrique, et s’apprête à monter sa propre usine de production au Cameroun. Elle s’est préparée aux obstacles et sait que personne ne l’attend là-bas : « A l’époque de mes parents, avoir un diplôme français était un sésame pour rentrer. Maintenant, ça n’est plus du tout un passe-droit et les écueils sont nombreux. »
Serge Owona en sait quelque chose, lui qui, sur la foi d’une promesse d’embauche, a quitté son poste prestigieux chez Publicis pour retourner au Cameroun. Il était confiant : des amis et des relations haut placées avaient promis de l’aider. « En réalité, j’ai dû attendre trois ans pour obtenir ce poste! plaisante le père de famille de 34 ans. Quand les locaux nous voient rentrer, il y a des aigreurs sociales, des jalousies : certains nous voient comme de riches privilégiés qui n’ont pas vraiment besoin de travailler. » Comme ce directeur qui, d’un ton paternaliste, lui a proposé « un petit stage », « pour [l’]aider à démarrer », ou ce gros client qui a « omis » de lui régler ses factures. Pendant trois ans… « Vu de France, où tout est structuré et encadré, on ne mesure pas le fossé culturel qui nous attend », conclut-il. Serge a dû apprendre à être patient pour se fabriquer sa vie de rêve au Cameroun. Chef Anto, elle, a préféré rentrer en France monter son entreprise. En revenant au Gabon, diplômée de l’école française de gastronomie de Paris Ferrandi et passée par la maison Lameloise (trois étoiles au Michelin), elle pensait avoir les qualifications requises pour être embauchée à la cuisine d’un grand hôtel de Libreville. Peine perdue, c’est un Français expatrié, moins qualifié qu’elle, qui a été pris. « Dans la tête des gens, être blanc, c’est un gage de qualité en Afrique. Ça fait plus chic », assure-t-elle. Lorsqu’il a été envoyé au Sénégal pour ouvrir le siège d’Accor en Afrique de l’Ouest, Souleymane Khol, 42 ans, pensait aussi que les choses seraient « plus faciles », parce qu’il était du pays. Celui qui a aujourd’hui très bien réussi sa « repatriation » se souvient de sa première année « cauchemardesque » : « Quand on débarque après vingt ans passés à Paris, ça fait pas mal de quiproquos ! » Parfois cocasses, comme ce collaborateur qui lui tend sa facture médicale en espérant « un geste » de la part d’un compatriote. Parfois cruels, comme cette fois où, six jours après son arrivée, il doit présider une réunion de présentation des budgets devant vingt-cinq directeurs d’hôtels du groupe. Tous blancs. « Pendant la pause, l’un d’eux est venu me voir en me disant : “Ecoute-moi bien, mon petit. Moi, je connais mieux l’Afrique que toi. Quand je dis que le ciel est bleu, tout le monde m’obéit. Quand je dis qu’il est vert aussi” », se souvient-il. Souleymane s’est confronté à ce que certains appellent le « paradoxe identitaire » : trop noir pour les expatriés blancs, trop blanc pour les locaux noirs. « Par-derrière, on m’appelait “le Bounty”. » Il prend les choses avec humour et philosophie : « C’est la vie de toux ceux qui ont une double culture, non ? »