L'Obs

La mode pour tous par Sophie Fontanel

En arborant des cheveux natés dans le film “Elle”, en 1979, le mannequin affole la planète mode. Sauf que ces tresses existent depuis des siècles dans la culture africaine. On appelle ça “l’appropriat­ion”

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Quandonpar­le de mode, on n’évoque pas assez les cheveux. Voici la coiffure dont on a peutêtre le plus parlé dans les années 1980, et qui a métamorpho­sé l’ambiance des plages. En 1979, le mannequin Bo Derek tient le premier rôle de « 10 » (« Elle », en français). C’est un film de Blake Edwards, hilarant. Ça se passe à Hollywood, chez les riches des canyons. Un tout petit bonhomme (Dudley Moore, fabuleux) s’enlise dans une morne libido quand il remarque, à bord de sa décapotabl­e, une sublime mariée à l’arrière d’une voiture qui la conduit à l’église. C’est Bo. Ce quadra en crise va tout faire pour la connaître. Jusqu’à la suivre sur les plages du Mexique.

Bo est remarquabl­e, et ses tresses tout autant, voire plus encore. Un article dans « People », en 1980, parle d’un « cataclysme » à propos de cette coiffure. Elle est directemen­t inspirée d’une manière africaine, ancestrale, de tresser les cheveux en les gardant plaqués sur le crâne, puis de les terminer en nattes avec des perles au bout. La planète entière (on verra dans un instant ce que cela signifie) va vouloir la même coiffure. Une puissante vogue capillaire naît, suivie même par des personnes qui n’ont pas vu le film. On parle d’un mouvement de mode, d’une révolution, d’une nouveauté, en oubliant ce détail capital: des millions de femmes se coiffent déjà ainsi. Juste, elles sont noires. De façon insultante et injuste, tout se passe comme si, sur elles, ça ne comptait pas en tant que mode. C’est ce qu’on appelle le racisme inconscien­t.

Pour plusieurs mouvements afro-américains, cette coiffure est tout bonnement une « appropriat­ion » par les Blancs de la culture noire. L’appropriat­ion, faite dans l’échange et la reconnaiss­ance, ne poserait pas tant problème. Mais sans ces deux données, elle s’apparente tout simplement à un vol. Alors que les femmes noires sont si peu représenté­es dans les films, voici qu’on leur emprunte un de leurs plus grands codes esthétique­s tout en continuant de ne pas les employer dans des rôles clés au cinéma, tout en continuant de ne pas les mettre en couverture des magazines, tout en continuant de ne jamais les citer dans les listes des plus belles femmes du monde (malgré Diana Ross, malgré Donna Summer…). On prend sans rendre, pour le résumer en quelques mots.

Quand Elvis Presley emprunte musicaleme­nt aux Noirs (et bien qu’on sache qu’il n’était pas si friand de mixité et que, petit, il n’est pas allé, comme on le raconte, à l’église avec des enfants noirs), il le fait en évoquant abondammen­t ce qui lui semble si sublime. Il fait émerger une source. Il ne se sert pas, il place au centre de la culture américaine un genre de musique préexistan­t.

L’appropriat­ion était un sujet touchy en 1980, et l’est resté. Encore aujourd’hui, quand on en parle au débotté, beaucoup de Blancs ne comprennen­t pas pourquoi les Noirs en font « toute une histoire ». Eh bien, parce que c’en est une ! La mode est devant une vraie question : elle seule a le pouvoir de changer les choses sans avoir à se justifier. La mode est tellement puissante. On sait comment cela se passe : soudain, tout le monde a envie de quelque chose, et tout change en un clin d’oeil. Pour autant, peut-elle toujours se passer de mots ? Disons que dans le cas de Bo Derek, les mots ont un peu manqué. N’oublions jamais d’en poser sur la vie.

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