“La vérité n’est pas une affaire d’initiés”
Descartes, inventeur du cogito, voulait que les connaissances soient “certaines”. Mais dans la vie en société, il prônait compromis et tolérance : pour être heureux, il faut que chacun puisse exercer son libre arbitre. Les explications du philosophe Pierr
L’Angleterre s’enorgueillit de Newton, nous avons Descartes, célébré sur nos billets, présent au frontispice de nos monuments. Nous voyons en lui – abusivement – l’incarnation de notre psyché supposée raisonneuse. Homme de science de tout premier plan, versé dans toutes les disciplines, René Descartes est né en 1596. A l’âge de 41 ans, dans son « Discours de la méthode », il formule le cogito (« Je pense, donc je suis ») en préalable à toute connaissance, et caractérise l’être humain comme « chose qui pense ». Il ouvre ainsi le champ à la pensée moderne. Un texte fondateur, qu’il choisit d’écrire non en latin, mais en français, parce qu’il souhaite être lu au-delà du cercle des érudits, être « compris des femmes » et même « des enfants ». Précurseur d’une conception universelle de l’être humain, il croit en l’intelligence et en l’entendement naturel qui nous rend tous capables de percevoir l’évidence et la certitude des idées. Pierre Guenancia nous révèle la pensée subtile de ce philosophe parfois desservi par son effort de clarté et de simplicité. Rien de plus actuel, assure-t-il, que le propos de Descartes qui, face aux systèmes et aux idéologies, nous invite à exercer en conscience notre libre arbitre.
Nous connaissons le philosophe, mais le jeune Descartes a commencé par étonner ses professeurs avec ses talents mathématiques. Fut-il avant tout un génie des sciences?
Son père, de petite noblesse, est conseiller au parlement de Bretagne à Rennes. Il souhaite offrir à son fils ce qui se fait alors de mieux en matière d’éducation et l’inscrit au collège royal de La Flèche, dans la Sarthe. Descartes y reçoit de solides connaissances en rhétorique, grammaire, physique, logique et mathématiques. Comme il est de santé fragile, les jésuites l’autorisent à faire la grasse matinée. De son lit, mi-rêvant, mi-éveillé, sans tableau ni papier, il projette des figures, résout des problèmes mathématiques, sa passion de jeunesse. Rapidement, l’un de ses professeurs décèle en lui une intelligence hors du commun. Après son bac et une licence en droit, il voyage quelques années en Europe, ses inventions attirent déjà l’attention. A la maturité, les essais « la Dioptrique » et « les Météores » le font reconnaître dans toute l’Europe savante. Il contribue, comme Galilée, son contemporain, à édifier la nouvelle physique, en formulant le principe d’inertie. Sa géométrie algébrique, qui permet d’exprimer les tracés de figures par des équations, est en quelque sorte le joyau de son travail. Avec Pascal, il est l’un des témoins de ce temps magnifique qui voulait jeter par-dessus bord tout un héritage scolastique. Harcelé de lettres, de questions, de critiques aussi, il décide de quitter la France pour les Pays-Bas où il va vivre et travailler, mener ses expériences, pendant près de vingt ans. Sa grande idée, c’est que l’organisation du corps, tant chez l’animal que chez l’homme, doit être décrite et étudiée à la façon d’une mécanique, d’une machine. Grâce à lui, on passe d’une vision finaliste – dans laquelle chaque organe, chaque fonction est dotée d’une « petite âme » – à l’exploration des mécanismes naturels. Chaque science constitue à ses yeux l’application de la « sagesse humaine » à un champ différent. C’est vrai aussi de la philosophie, qui n’est pour lui ni un à-côté ni un quelconque supplément d’âme, mais une composante fondamentale de sa démarche scientifique.
En quoi tranche-t-il avec ses prédécesseurs?
Il y un avant et un après-Descartes. Son génie, c’est d’avoir perçu cette chose fondamentale et évidente à la fois : nous pensons et tout découle de ce principe et de cette certitude absolue. « Je pense, donc je suis » n’est ni un théorème ni une intuition existentielle, mais le point de départ d’une méthode de découverte et d’analyse des données les plus certaines de l’esprit. C’est un rapport à soi, un constat intellectuel et non matériel ou sensible. En affectant de douter de toute chose et de suspendre son jugement sur ce qui n’est pas certain, Descartes dégage le principe de toute connaissance : « Je ne suis qu’une chose qui pense. » Cette phrase lui a beaucoup été reprochée, mais elle définit de la façon la plus certaine notre condition, notre essence. L’homme, avant d’être une réalité anthropologique, est d’abord cette chose pensante. La connaissance de la réalité extérieure est inséparable de la conscience
de soi. Les « Méditations métaphysiques » déduisent admirablement les conséquences de cette toute simple vérité qu’est l’enveloppement des choses et du monde par la pensée. Tout philosophe doit dès lors s’expliquer avec le cogito, qu’il l’accepte ou le rejette : Kant, Auguste Comte, Bergson, Husserl…
Quel but poursuit Descartes avec ses spéculations?
Pour la scolastique, la philosophie devait être la servante de la théologie, apprenait-on dans les écoles. Tout discours relatif à Dieu, à sa nature ou à ses perfections était prohibé. Descartes entend, à l’inverse, « jeter la clarté » en tout domaine et « ouvrir grand les portes et les fenêtres », dissiper les ténèbres dues à l’ignorance des lois et des phénomènes naturels. Il s’attache à articuler sa philosophie, davantage pratique que spéculative, avec le monde. Il prône un humanisme concret et profond, dont la finalité est d’aider à résoudre les problèmes de l’humanité, en inventant par exemple des engins et des instruments capables de nous épargner des travaux pénibles, mais aussi en mettant un terme à des disputes inutiles et stériles. Dans le « Discours de la méthode », il fait ainsi cette déclaration surprenante : ce qui rendra les hommes plus sages, ce sont les progrès d’une médecine échappant aux Diafoirus brocardés par Molière : « L’esprit dépend si fort du tempérament et de la disposition des organes du corps, que, s’il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu’ils n’ont été jusques ici, je crois que c’est dans la médecine qu’on doit le chercher. »
Descartes est-il un précurseur en défendant comme il le fait l’essence universelle de l’homme, sous toutes les latitudes et sans distinction d’aucune sorte?
Le « Discours de la méthode » débute par cette phrase célèbre : « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée. » Tout ce qui est profond doit pouvoir être dit et entendu : la vérité n’est pas une affaire d’initiés, la vérité philosophique moins encore. Elle doit pouvoir être constatée, observée par chacun, hommes et femmes de toutes conditions, Chinois, Turcs ou chrétiens. Or, à son époque, cette distinction paraissait peut-être plus fondamentale encore que celle de l’homme et de l’animal! La vérité réclame un effort, mais la lumière naturelle doit pourvoir l’éclairer, dès lors qu’une érudition mal dirigée ne l’obscurcit pas. Avant Rousseau, Descartes considère que la culture peut avoir un effet corrupteur si elle n’est pas conduite avec méthode. Sur le plan épistémologique et métaphysique, il est l’un des premiers à formuler l’idée de notre essence commune, que les religions, les convictions ou encore les écarts de condition ne doivent pas faire méconnaître. Un paysan de Bretagne peut posséder un esprit plus clair et un sens de la vérité plus exigeant que des savants en chambre. C’est pourquoi il rédige le « Discours de la méthode » en français et non en latin, la langue des doctes. Il s’agit d’un texte de philosophie populaire, au sens où Jean Vilar parlait de théâtre populaire.
C’est aussi à une femme, la princesse Elisabeth de Bohême, qu’il adresse ses textes les plus remarquables, notamment sur la question du corps et de l’esprit. Descartes avait-il la vision dualiste qu’on lui attribue?
Descartes ressentait une profonde admiration pour la princesse Elisabeth. C’est en correspondant avec cette toute jeune femme qu’il livre, à mon sens, ses réflexions les plus profondes, faisant même preuve d’une modestie qui n’était pourtant pas sa qualité première. Elle le pousse à s’expliquer sur ce qu’il avait laissé dans l’ombre : à savoir la difficile question de l’union de l’âme et du corps, deux dimensions totalement distinctes mais pourtant liées
en l’homme. Sans elle, il n’aurait sans doute pas écrit « les Passions de l’âme » où il explore notre double nature unie dans une réalité complexe. Car, contrairement à ce qui lui est souvent reproché, Descartes est, d’une certaine façon, un tenant de l’union indissociable de l’esprit et de la matière. C’est là l’une de ces tensions propres à la philosophie entre deux thèses fortes, parfois contraires. Comme l’a dit le grand physicien Niels Bohr : « Le contraire d’une idée banale, c’est une sottise, mais le contraire d’une vérité profonde, c’est une autre vérité profonde. » Cette définition s’applique parfaitement au système cartésien, le contraire de l’union de l’âme et du corps, c’est leur dualité, et ces deux idées sont d’une égale profondeur.
Il lui a également été reproché d’avoir encouragé les hommes à maîtriser et s’approprier la nature. Qu’en est-il?
La Bible nous invite à nous comporter en possesseurs de la nature, mais Descartes, lui, n’a rien dit de tel. Ce qu’il énonce, c’est qu’en connaissant les propriétés des corps, on peut « [se] rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ». Il n’ouvre pas la voie à son exploitation économique, mais à une exploration scientifique dans le but d’améliorer notre vie. C’est le capitalisme et son désir éperdu de richesse, de rendement, qui rend aujourd’hui la nature aussi peu habitable, et non pas les découvertes en tant que telles. Quant aux animaux, il émet une hypothèse : s’ils ne parlent pas, c’est qu’ils ne pensent pas, mais il s’empresse d’ajouter qu’il faudrait être « dans leur coeur » pour savoir ce qui s’y passe… Il n’existe chez lui aucune idée d’une supériorité de l’homme; pas une ligne ne l’énonce. Ce sont ses successeurs, notamment Malebranche, qui ont tiré de cette supposition l’idée des « animaux-machines », une thèse plus théologique que scientifique.
Sa prudence politique a parfois été moquée. Descartes, qui croyait en l’égalité entre les hommes, aurait-il souhaité la Révolution française?
Apprenant les ennuis de Galilée au sujet de l’héliocentrisme, Descartes n’a pas publié son « Traité du monde », mais il l’a résumé quelques années plus tard dans le « Discours de la méthode ». Il s’est attaqué aux idées spéculatives mais non aux opinions, car celles-ci s’articulent de façon directe avec la vie des gens. Elles peuvent les conduire à s’empoigner ou même à s’entretuer, au nom de convictions dont rien ne garantit qu’elles soient davantage fondées les unes que les autres. Il a en horreur ces gens qui exercent la terreur au nom de la vérité. Dans l’article 190 des « Passions de l’âme », il s’en prend aux bigots qui s’imaginent « si grands amis de Dieu qu’ils ne sauraient rien faire qui lui déplaise, et que tout ce que leur dicte leur passion est un bon zèle, bien qu’elle leur dicte quelquefois les plus grands crimes qui puissent être commis par des hommes, comme de trahir des villes, de tuer des princes, d’exterminer des peuples entiers, pour cela seul qu’ils ne suivent pas leurs opinions ». Autant, dans le domaine des idées, il faut s’attacher à rechercher la certitude, dit-il, autant, dans le domaine de l’opinion, il importe de se contenter du probable et des opinions les plus « commodes » pour organiser la société.
La France est-elle, en cela, une « nation cartésienne », comme on le disait jadis?
Les Anglo-Saxons ont bien plus que nous le souci de démontrer par les faits et la discussion rationnelle ce qu’ils avancent; nous aimons surtout les grandes déclarations et les effets de manche. Sans doute sommes-nous, au fond, davantage rousseauistes. Descartes rejette l’autoritarisme de ceux qui veulent que l’on obéisse plutôt que de chercher à comprendre. Lui-même a souffert des attaques et persécutions de théologiens qui l’accusaient d’athéisme pour avoir cherché à démontrer l’existence de Dieu. Il est vrai que sa conception de Dieu n’est pas religieuse. Son Dieu n’a pas de figure particulière, ce n’est pas Jésus-Christ ou tel prophète, mais, comme le dira plus tard Kant, une idée de la raison. Dans ses écrits, on ne trouve d’ailleurs trace d’aucune référence au péché originel, le dogme fondamental de la Bible. Descartes croit en l’innocence de l’esprit, car son idée de l’homme est celle d’un être pensant, non enraciné dans une culture ou un territoire.
Il ne voulait pas, dites-vous, ériger la raison en modèle universel. Mais quelle méthode prônait-il pour la vie en société?
Descartes ne recherche la certitude que dans les domaines où la démonstration est possible. Il ne propose pas à proprement parler une théorie politique, sa morale est pragmatique et tolérante. Le progrès, ici, prend la voie de la sagesse et non celle de la science : accepter un assemblage de différences dans des limites communes, reconnaître à chacun le droit de penser et de vivre comme il l’entend, dès lors qu’il souscrit lui-même à ces règles de tolérance envers autrui. La justice et la liberté ne sauraient se construire sur la terreur et la haine des autres. Il ne veut pas changer l’ordre du monde mais seulement oeuvrer à le rendre plus civilisé, en commençant par « obéir aux lois et aux coutumes de [s]on pays », non parce qu’elles seraient les meilleures, mais parce que c’est une condition d’un égal partage de la liberté et du droit.
Il nous invite à construire notre liberté, à juger par nous-mêmes et en conscience face à tout système de pensée…
A une certaine puérilité du désir (parce que nous désirons une chose, nous pensons qu’elle nous est due), Descartes oppose une volonté méthodiquement dirigée et tendue vers la liberté. Chacun peut expérimenter en lui la capacité à faire une chose ou à ne pas la faire, à suivre un chemin ou un autre. Exercer son libre arbitre, c’est là le véritable bonheur humain. Ce n’est pas la possession des biens et des honneurs, mais ce contentement qui naît d’avoir agi en conscience, dans la certitude d’être libre. C’est aussi un devoir écrasant : à chaque instant, il faut faire des choix, conduire sa vie. Homme ou femme, chrétien ou Turc, « grand » ou « simple », chacun doit pouvoir s’appartenir et user de cette aptitude à se diriger en fonction de ce qu’il sait. A défaut d’être heureux, on peut toujours être content de soi. Chacun est libre et donc également responsable de ses choix. Il ne peut s’en décharger sur les autres, la famille, la société, l’inconscient. Dans son dernier écrit, Descartes se demande comment parvenir à l’estime de soi, et appelle « générosité » le fait de s’estimer parce que l’on ressent en soi-même une bonne volonté à l’égard d’autrui. Il y voit la vertu la plus haute et la passion la plus forte. C’est, à mon sens, ce qu’il a apporté de plus précieux : un antidote plus que jamais vivace contre les fanatismes et les diverses expressions de haine de la raison.
“DESCARTES REJETTE L’AUTORITARISME DE CEUX QUI VEULENT QUE L’ON OBÉISSE PLUTÔT QUE DE CHERCHER À COMPRENDRE.”