Les artistes et le fisc
En 1976, ciblé par l’inspection suédoise des impôts, le MAÎTRE-CINÉASTE du “Septième Sceau” subit un INTERROGATOIRE MUSCLÉ, se retrouve au coeur d’une POLÉMIQUE NATIONALE et tente de s’exiler
Ingmar Bergman (6/6)
Un jour de 1975, à Stockholm, deux hommes se sont présentés au dernier étage d’un hôtel particulier du e siècle, dans les locaux de Cinematograph, la société de production d’Ingmar Bergman. Ils ont annoncé qu’ils étaient de l’inspection des impôts, et qu’ils souhaitaient examiner la comptabilité de l’entreprise. Ces deux hommes, que Bergman décrira plus tard comme « courtois et paisibles », se sont installés dans un bureau inoccupé. Ils ont demandé à voir tous les registres, y compris ceux de Personafilm, une société domiciliée en Suisse qui appartenait aussi à Bergman. Ils ont travaillé là pendant plusieurs semaines, parmi les salariés indi érents. Le 22 janvier 1976, un « volumineux rapport » de l’administration fiscale était remis à Bergman, qui l’a immédiatement transmis à son avocat, sans l’ouvrir. Il avait d’autres préoccupations. Ce jour-là, l’événement capital mentionné dans son journal intime est un « eczéma douloureux », apparu sur sa main gauche.
Dans son autobiographie, « Laterna magica », Bergman écrit qu’« en 1967, [ses] ressources financières s’étaient mises à augmenter à la vitesse d’une avalanche ». Le succès de « Persona », sorti en 1966, l’avait fait entrer dans l’aristocratie planétaire des grands créateurs. Il était demandé partout. Il réalisait des films pour la télévision, touchant un public plus large que jamais. Dans ce pays où sortir du lot est de mauvais goût, une sorte de colère anti-Bergman couvait, et éclatait au moindre prétexte. En 1972, le cinéaste avait reçu une subvention publique pour compléter le budget de « Cris et Chuchotements », ce qui avait déclenché une polémique nationale. L’austère opinion sociale-démocrate estimait qu’il était su samment célèbre et riche pour se financer sans l’aide du contribuable. En ce début d’année 1976, Cinematograph s’apprêtait même à prendre une ampleur hollywoodienne. Après une longue hésitation, Bergman avait accepté de laisser entrer de l’argent américain dans son délicat processus créatif et de travailler avec Dino De Laurentiis, le nabab italo-californien qui venait de produire « King Kong » et « Serpico ».
Pour gérer tout cet argent, le cinéaste avait fait appel à un jeune avocat nommé Sven Harald Bauer, dont la droiture morale ne pouvait pas être mise en doute puisqu’il était un des chefs du mouvement scout international. Bauer avait organisé, au nom de Bergman, la domiciliation de Personafilm en Suisse. L’opération avait été réalisée dans les règles, avec l’accord de la Banque de Suède. A l’origine, la société était destinée à recueillir des fonds pour un diptyque que Bergman devait coréaliser avec Fellini. Le projet avait été abandonné parce que Fellini était un grand paresseux. (Bergman lui avait rendu visite à Cinecittà. Il avait amené sa partie du scénario, dûment terminée. Fellini n’avait pu lui présenter que quelques notes éparses et incohérentes. Bergman était reparti furieux.) La société était toutefois restée en activité, notamment pour financer une série de téléfilms sur la passion du Christ pour la télévision italienne, qui n’a pas non plus vu le jour. En 1974, Bauer a décidé de dissoudre Personafilm, qui ne servait quasiment à rien (elle payait les acteurs étrangers et collectait les revenus internationaux des films de Bergman), et de rapatrier l’argent en Suède. Il s’est acquitté d’une taxe modeste sur les transferts de capitaux. La comptabilité de la transaction a été validée nonchalamment par un fonctionnaire des impôts. Mais le nom de Bergman et le rouge vif du drapeau suisse ont attiré l’attention de sa hiérarchie, qui s’est emparée du dossier, et a ordonné la crucifixion fiscale de l’homme le plus célèbre du pays.
“JE SIGNAIS DES PAPIERS QUE JE NE LISAIS PAS”
Le 30 janvier 1976, huit jours après la remise du « volumineux rapport » auquel il n’avait prêté aucune attention, Bergman répétait « la Danse de mort » de Strindberg, dans un théâtre de Stockholm. Un peu avant la pause-déjeuner, on lui a annoncé que deux policiers voulaient lui parler et qu’ils refusaient d’attendre la fin de la séance de travail. Bergman, surpris mais pas inquiet, s’est excusé auprès de ses acteurs. Dans un bureau, il a fait la connaissance d’un « monsieur en pardessus noir » qui lui a demandé de le suivre, surle-champ, pour un interrogatoire. En apprenant qu’il s’agissait d’une a aire fiscale, Bergman est soudain devenu très nerveux. Il a demandé à joindre son avocat, comme dans les films américains. L’homme au pardessus, l’inspecteur des impôts Kent Karlsson, lui a répondu que c’était impossible : son avocat était impliqué, et lui aussi avait reçu la visite de la police. Bergman, sous le choc, a alors
été pris d’une colique foudroyante. L’agent l’a suivi aux toilettes et, après inspection minutieuse du cabinet, a exigé qu’il défèque porte ouverte, en sa présence. Puis ils sont sortis du théâtre, passant devant les comédiens, les techniciens, les employés. Bergman avait reçu une éducation religieuse sévère. Le châtiment avait un sens profond pour lui. Etre traîné ce jour-là comme un coupable est resté toute sa vie un souvenir profondément douloureux.
Au commissariat, tremblant de honte et de peur, le souffle bloqué, il a expliqué qu’il n’avait « aucune compétence dans le domaine de l’argent », que la cupidité était « étrangère à sa nature ». On lui a refusé l’autorisation de téléphoner à sa femme parce que son appartement était perquisitionné. Il a répété que cette mise en accusation était la catastrophe de sa vie. Il était d’autant plus bouleversé que le « Svenska Dagbladet », le plus gros quotidien national, avait été prévenu de son arrestation par les agents fiscaux euxmêmes, désireux de communiquer sur leur belle prise. Bergman était certain qu’il allait se faire massacrer par les « mass médias », comme on disait alors. Les jours suivants, Bergman était effectivement sur toutes les unes, en ouverture de tous les journaux télévisés. L’opinion était convaincue de la culpabilité du cinéaste.
Dans « The Passion of Ingmar Bergman », son biographe Frank Gado explique que, pour le fisc, Personafilm était une société sans activité, et que le transfert de l’argent en Suède, déguisé en mouvement de capitaux entre deux maisons de production, était un leurre destiné à éviter de payer l’impôt sur le revenu. Plus tard, Bergman dira : « Dans toute cette histoire, je ne peux me reconnaître coupable que d’une faute, mais une faute grave : je signais des papiers que je ne lisais pas et que je comprenais encore moins. […] On m’assurait que tout était légal et fait selon les règles. Je me contentais de ces dires. Je ne voyais pas que mon gentil avocat, tout chef scout qu’il était, ne comprenait pas, lui non plus, dans quoi il s’engageait. »
DÉPRESSION ET PARANOÏA
Cette arrestation a eu sur Bergman un effet d’une violence surprenante. Trois jours plus tard, cloîtré chez lui, il a fait une crise dépressive grave, qui a pris la forme d’un épisode de décorporation. Alors qu’il était assis dans un fauteuil, matraqué par les somnifères, il a eu l’impression de sortir de lui-même et de se voir, debout en face de lui-même, en train de s’autoregarder. Conscient qu’il perdait le contrôle sur son esprit, lui qui avait dans sa vie traversé plusieurs moments de dépression, il a tenté de se défenestrer. Sa femme était présente et l’en a empêché. Une heure plus tard, Bergman entrait dans un service de psychiatrie, où il a passé trois semaines, essentiellement à dormir et à regarder du patinage artistique à la télévision. On lui donnait du Valium et du Mogadon. Il fréquentait
un sculpteur célèbre, qui, un jour, s’est brisé les dents et les a avalées. Confortablement installé dans une léthargie médicamenteuse qui maintenait sa disgrâce publique à bonne distance, Bergman craignait surtout de ne plus pouvoir retrouver la raison, de ne jamais pouvoir arrêter le Valium sous peine d’être ré-envahi par l’anxiété, et de ne plus jamais réussir à créer quoi que ce soit. Un jour, il a demandé à son psychiatre s’il avait déjà guéri quelqu’un une seule fois dans sa vie. Le médecin a répondu : « Guérir, c’est un bien grand mot. »
A la fin du mois de février, Bergman a quitté l’HP pour un autre hôpital et a décidé d’arrêter le Valium. Il s’est remis à écrire, à lire les journaux. En mars, il s’est réinstallé sur l’île de Fårö, au large de la côte est, où il avait une maison et où l’arrivée du printemps lui a fait du bien. Ses crises de paranoïa (un jour, croisant sur la route une voiture de police, il s’est persuadé qu’elle était là pour l’arrêter, s’est barricadé chez lui et a attendu les flics avec un fusil chargé) se sont espacées. Petit à petit, il a pris conscience que sa manière de réagir à ce qui n’était jamais qu’un contrôle fiscal un peu musclé était excessive, et que son arrestation avait fait remonter en lui une névrose sans réel rapport avec l’inspection des impôts.
Le 24 mars, un procureur nommé Nordenadler a subitement annoncé qu’il abandonnait les poursuites. Bergman, aux prises avec sa « maladie », ne l’avait pas perçu, mais l’a aire était devenue très politique. Elle avait déclenché un conflit interne au sein de l’Etat suédois. La justice, par la voix du procureur Nordenadler, estimait que l’administration fiscale, notamment Kent Karlsson, l’homme au pardessus noir qui était venu le chercher au théâtre, avait fait du zèle et voulait avant tout se payer Bergman. L’arrestation, inutilement spectaculaire, et les fuites dans la presse avaient fait mauvaise impression. Par ailleurs, le scandale était devenu international. Les journalistes étrangers avaient pris le parti de l’artiste plutôt que du percepteur. La réputation de la Suède était en jeu. Le pays était très fier de son modèle social-démocrate, cette voie médiane entre le socialisme soviétique et le capitalisme débridé, cette enclave idéologiquement raisonnable qui résistait aux folies extrémistes de la guerre froide. Or l’a aire Bergman donnait à l’Etat suédois l’image d’une clique de petits fonctionnaires envieux, obsédés par l’idée de faire tomber les têtes qui dépassent, en guerre contre le talent au nom d’un égalitarisme devenu fou. Cette mauvaise publicité tombait au pire moment pour le parti social-démocrate, qui régnait sans partage sur le pays depuis les années 1930 et dont l’hégémonie politique s’e ritait dangereusement. En 1973, pour la première fois, une coalition de droite avait failli remporter les élections.
“GARE À TOI MON SALAUD”
Le fisc a très mal vécu ce désaveu judiciaire, et a rapidement convoqué le cinéaste pour lui annoncer, dans un pur geste de vengeance, qu’il serait redressé sur l’ensemble de ses revenus, y compris sur ceux de sa société suédoise, Cinematograph. Mais c’est un Bergman très di érent qu’ils ont trouvé en face d’eux. L’homme terrifié avait fait place à un homme furieux. Sortant de sa convocation, Bergman a pris la plume et a écrit un grand article de contreattaque, un brûlot rageur qu’il a fait paraître dans la presse. Il s’y prend nommément à l’inspecteur des impôts Kent Karlsson, à l’inspecteur principal Bengt Källén, au directeur du contrôle fiscal Hans Svensson, qui, par leur acharnement, « ont réussi ce que ni les pontes de la psychiatrie ni moi-même n’avions pu faire pendant ces deux mois qu’a duré ma maladie. C’est simple : je me suis mis dans une telle colère que ça m’a guéri. […] J’ai tout à coup compris que l’adversaire que j’avais en face de moi n’était pas une autorité impartiale, travaillant avec objectivité et apte à juger, mais un groupe de joueurs de poker, hantés par le souci de leur petit prestige personnel. »
Vicieux, et très conscient du contexte politique, Bergman écrit : « J’ai été un social-démocrate convaincu. J’ai partagé avec une passion sincère cette idéologie du gris compromis. […] Mon réveil fut un choc. Primo, du fait d’une humiliation di cile à supporter, secundo, parce que j’ai compris que n’importe qui, dans ce pays, peut être attaqué et sali par une espèce de bureaucratie qui se développe à la rapidité d’un cancer. » Il s’en prend aux journaux suédois, notamment l’« Aftonbladet », « bouche d’égout » qui l’a poursuivi avec « un plaisir égal à celui d’un Indien collectionnant les scalps ». Enfin, il lâche sa bombe. Il annonce qu’il quitte la Suède et qu’il n’y réalisera plus un seul film.
Quand cet article est sorti dans l’« Expressen », le 22 avril, Bergman avait déjà quitté le pays. Il était à Paris, avec sa famille. Depuis son hôtel, assailli par les journalistes (un paparazzi à moto avait failli se tuer en poursuivant sa voiture), il a eu le plaisir sadique de voir la Suède soudainement mortifiée de l’avoir perdu, comme un mari trompé qui jouirait de voir sa femme se jeter à ses pieds pour obtenir le pardon. A la télévision, il a regardé Olof
Palme, le charismatique Premier ministre, désavouer sa propre administration et expliquer, en français, que l’affaire avait pris des proportions exagérées, que Bergman était son ami, et que la fiscalité sociale-démocrate n’avait rien à voir avec le spectacle qu’elle venait de donner. Dans son autobiographie, parue onze ans plus tard, en 1987, le cinéaste écrit : « A cet instant, je l’ai méprisé. » Sa rancune est impitoyable. C’est le seul mot qu’il a pour Olof Palme, qui s’était fait assassiner quelques mois plus tôt.
Bergman a eu en réalité très peur de quitter la Suède. Il voyait le cinéma comme un prolongement du langage, et doutait de sa capacité à mettre en scène dans une langue étrangère. Il n’aimait travailler qu’avec ses amis intimes. Il a rapidement quitté Paris pour l’Allemagne, où il devait tourner « l’OEuf du serpent ». Le film, sorti en 1977, avec David Carradine et Liv Ullmann dans les rôles principaux, est le plus explicitement politique de sa carrière : l’action se déroule à Berlin, pendant la montée du nazisme. On y suit un trapéziste juif, en proie à l’angoisse dans une ville peuplée de fous. Le récit est obsédé par le thème de la persécution et du bouc émissaire. Le nazisme comme métaphore de la fiscalité scandinave ? Hitler comme préfiguration de l’inspecteur des impôts Kent Karlsson ? Dans sa déclaration d’adieu à la Suède, Bergman avait prévenu ses accusateurs qu’il se vengerait, en citant une phrase de Strindberg : « Gare à toi mon salaud, nous nous retrouverons dans ma prochaine pièce. »
Exilé volontaire, Bergman a d’abord vagabondé de capitale européenne en capitale européenne, avant de s’installer à Munich, qui lui rappelait Stockholm. La ville et son théâtre l’accueillaient à bras ouverts. Il y a passé neuf ans. Mais il n’a jamais pu se résoudre à rompre avec la Suède. Il y retournait l’été. Il y tournait des films, notamment « Fanny et Alexandre ». En réalité, il a rompu son exil dès l’été 1976, quelques mois seulement après sa tonitruante lettre de rupture. Il venait d’arriver à Los Angeles, où il comptait passer l’été parmi les stars, comme pour faire enrager les Suédois. Le premier jour, il est resté dans sa chambre d’hôtel trop climatisée à regarder des matchs de boxe, sans oser sortir à cause de la canicule. Le lendemain, son téléphone a sonné. C’était Barbra Streisand qui l’enjoignait à prendre son maillot de bain et à « venir à une party au bord de sa swimming-pool » : « Je la remercie de son amabilité, se souviendra-t-il, je repose le combiné, je me tourne vers Ingrid et je lui dis : maintenant on rentre à Fårö et on y passe l’été. Les gens ricaneront, tant pis, il faudra le supporter. » Ingmar Bergman était encore plus casanier que rancunier.