L'Obs

FABRICE LUCHINI

“LA FONTAINE, C’EST LE GÉNIE FRANÇAIS À L’ÉTAT PUR” Depuis quarante ans, chaque jour, le comédien s’exerce à réciter du La Fontaine. S’il se moque du moraliste, il considère le fabuliste comme le plus grand littérateu­r français

- Propos recueillis par JACQUES NERSON

Sur l’importance de la politique dans les fables de La Fontaine, je ne connais pas grand-chose. C’est Marc Fumaroli, le spécialist­e. Et je dois avouer que je n’ai pas lu son livre. Excepté sa fidélité à Fouquet, au risque d’être entraîné dans sa disgrâce, la vie de La Fontaine ne m’intéresse pas. Je ne le perçois ni sur le plan historique ni sur le plan politique. Il n’y a que sa langue qui m’inspire, sa cadence, son rythme, le style coupé de toute finalité sociale. On peut certaineme­nt contextual­iser les fables, mais ça ne m’a jamais branché. C’est là que je ne suis pas marxiste.

La morale des fables, je m’en tape. C’est une morale à la Montaigne, prudente et désabusée, vaguement schopenhau­erienne : les hommes sont des cons, des fientes, pour vivre heureux vivons cachés. Beaucoup trouvent La Fontaine trop raisonneur et modéré. Un jour, Jean-Claude Carrière m’a dit : « Oui, d’accord, c’est un grand bonhomme, mais alors la morale… » Moi, ça me va. Tant pis si ça ne plaît pas aux gauchistes (là, je ne désigne pas Carrière).

Donner La Fontaine à lire aux enfants relève d’un grave malentendu. Bien sûr, on peut, si l’on tient à se montrer bienveilla­nt, objecter qu’il y a plusieurs niveaux de lecture. Alain Finkielkra­ut, par exemple, pense que c’est bien d’apprendre aux gosses à ânonner (comme dit Paul Valéry) les « Fables ». Même dénaturées par les profs, même réduites à de petites histoires d’animaux. Mais pourquoi imposer à de pauvres gamins une langue aussi complexe ? Ce n’est pas de la littératur­e enfantine.

Moi, ça fait quarante ans que je travaille presque chaque jour une fable : depuis mon passage au cours de théâtre de Jean-Laurent Cochet. Mon nouveau spectacle sur l’argent, je me suis débrouillé pour y intégrer « la Poule aux oeufs d’or ». Mais je vois bien que c’est une langue que les gens ne comprennen­t plus. Il faut tout expliquer, même aux adultes.

En fait, La Fontaine est un adaptateur de génie. (Esope, dont on nous rebat les oreilles, c’est très lourd à la lecture.) Il n’y a que chez les plus grands poètes comme Baudelaire qu’on retrouve ce souci de la belle ouvrage. La Fontaine représente un moment unique dans l’histoire de notre langue. Quelle grâce l’a traversé pour arriver à ce summum de fluidité, de liberté? Ce qui fait dire à Céline, pourtant avare de compliment­s : « Le plus grand pour moi, c’est La Fontaine parce que c’est fin, c’est ça et c’est tout, c’est final. » Un miracle, en somme. Avec lui, la langue française atteint une force encore plus grande que chez Molière. Un mélange de rustique et d’élaboré. On comprend pourquoi Céline l’aime : c’est la première incarnatio­n de l’écrit oralisé. Le génie français à l’état pur. A l’époque où je voyais Emmanuel Macron, j’aurais dû insister davantage : s’il n’y a pas de culture française, il y a une langue française en tout cas.

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