L'Obs

La ruée vers l’art

Pourquoi PICABIA a-t-il peint “Caoutchouc”, Jeanne HÉBUTERNE s’est-elle suicidée alors qu’elle était enceinte, DEGAS a-t-il sculpté une danseuse de 14 ans? Réponse dans les nombreux romans consacrés à des artistes célèbres

- Par BERNARD GÉNIÈS

Hasard ou tendance ? Une évidence en tout cas. Les romanciers de cette rentrée prennent massivemen­t le chemin des arts. Certes, le filon n’est pas neuf. Combien de récits sur les prétendus mystères de Léonard de Vinci, Van Gogh le maudit, Rembrandt l’obscur, Vermeer et sa « Jeune Fille à la perle » ? Mais la littératur­e, c’est comme les grands musées : il y a toujours un artiste ou une oeuvre à y découvrir. On constatera d’ailleurs que les romanciers qui se sont pliés à l’exercice font montre d’un redoutable esprit de sérieux : la plupart ont parcouru les musées, dévoré des montagnes d’essais et de documents, et consulté, pour certains, des cohortes d’experts.

La palme de cette cuvée spéciale revient au duo inédit formé par Anne et Claire Berest. Ces deux soeurs, chacune romancière, ont opté, avec « Gabriële », pour l’écriture à quatre mains. Le sujet l’imposait, ses racines plongeant au coeur de leur grand récit familial. En 1985, leur arrièregra­nd-mère, Gabriële Buffet-Picabia, meurt à l’âge de 104 ans. « Nous ne sommes pas allées à l’enterremen­t de cette femme, pour la simple et bonne raison que nous ne connaissio­ns pas son existence. » L’aveu est terrible. Des années plus tard, devenues adultes, elles vont découvrir le destin de cette ancêtre vraiment peu commune. C’est une rétrospect­ive présentée au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris en 2002 qui allait mettre le feu aux poudres. L’une d’elles (dans le texte, les deux soeurs ne se distinguen­t pas) écrit : « Quand je me suis promenée dans les allées du musée, j’ai eu ce vertige : “Comment, c’est notre arrière-grand-père qui a peint tout ce bordel ?” »

PICABIA, NOCEUR ET TOXICO

Le destin de leur arrière-grand-mère restait à raconter. Dans les livres d’histoire de l’art elle n’existe guère, ou si peu. Et pourtant, quel personnage ! La jeune femme se destinait à une carrière de compositri­ce. Triomphant de tous les tabous de l’époque, cette étudiante talentueus­e et opiniâtre fut l’élève de Vincent d’Indy à la prestigieu­se Schola Cantorum et, par la suite, fréquenta Edgar Varèse. Sa rencontre avec Francis Picabia, en 1909, va bouleverse­r son existence. Leur relation est explosive. Gabriële, élevée dans une famille rigide (son père est militaire),

ne demande qu’à devenir une rebelle. Francis est un flambeur fou qui collection­ne maîtresses, yachts et voitures (il en possédera plus de cent cinquante durant sa vie). Au moment de leur mariage, Picabia est encore un peintre classique qui évolue, non sans un certain succès, dans les eaux édulcorées du postimpres­sionnisme. Gabriële lui suggère de changer de manière, l’incitant à peindre à la façon des compositeu­rs de l’époque qui créent une musique « abstraite ». Alors Picabia peint « Caoutchouc », arrangemen­t de couleurs sur lesquelles il place, au centre du tableau, une série de cercles : une oeuvre aujourd’hui considérée comme l’acte de naissance de l’abstractio­n.

Le roman des soeurs Berest met à nu le tumulte de ces vies. Picabia? Noceur invétéré et toxicomane (grand consommate­ur d’opium), il est un père jem’enfoutiste (il aura quatre enfants avec Gabriële, sa première épouse). Gabriële, qui n’a rien d’une cruche, supporte ses écarts, mais ne se prive pas non plus d’en faire. Sa relation avec Marcel Duchamp, ami de Picabia, est le prétexte à un très beau portrait de l’auteur du « Nu descendant un escalier ». Et puis il y a cet épisode extraordin­aire, lorsque Duchamp accepte de faire deux jours de train pour rejoindre celle qu’il aime sur le quai d’une petite gare du Jura. Que s’estil passé cette nuitlà entre Gabriële et Marcel? Même le roman hésite à le raconter, laissant la place à l’incertitud­e. Pour écrivains qu’elles soient, Anne et Claire Berest ne cherchent jamais, dans ce récit, à forcer le trait.

L’existence des Picabia est pourtant un incroyable feu d’artifice. Alors que Francis multiplie les frasques avantgardi­stes, Gabriële égrène les bonnes rencontres, depuis Guillaume Apollinair­e (qui ne la laisse pas indifféren­te, et réciproque­ment) jusqu’au couple des Arensberg, ces hallucinan­ts mécènes américains dont l’appartemen­t est le rendezvous de tous les fêlés de Manhattan. Avant de finir ruinés, ils soutiendro­nt la carrière de Marcel Duchamp et de nombreux autres artistes. Fuites, disputes, retrouvail­les : entre Paris, Berlin, Londres, New York, Barcelone, la vie de Gabriële BuffetPica­bia se reflète dans le miroir de l’art moderne, de toutes ses innovation­s, ses excès, ses folies.

Il était dit que cette démesure devait avoir une fin : au lendemain de la Première Guerre, les relations de Picabia et de son épouse se distendent. Leurs chemins vont se séparer après la naissance de leur dernier enfant, Vicente Picabia, le grandpère des soeurs Berest. Gabriële retourne quelque temps en Europe, revient

vivre à New York avec Marcel Duchamp. Puis c’est à nouveau Paris. Elle partage la vie de Stravinsky et devient l’amie de Calder, Arp, Brancusi. Durant la Seconde Guerre, elle rejoint un réseau de Résistance (Gloria SMH), aux côtés notamment de Samuel Beckett. Quelle vie! Et pourtant, cette femme n’a laissé pratiqueme­nt aucune trace derrière elle. Que sont devenus les tableaux de Picabia, les dessins de Duchamp, les lettres d’Apollinair­e qu’elle possédait? Ces trésors ont disparu de son dernier appartemen­t où l’on ne trouva, après sa mort en 1985, qu’un lit, quelques meubles et un réfrigérat­eur. Comme l’écrivent Anne et Claire Berest, leur arrière-grand-mère, contrairem­ent à beaucoup d’autres figures du monde de l’art, n’a jamais cherché à se donner de l’importance. Elle s’est effacée elle-même de l’histoire. Le livre merveilleu­x qu’elles consacrent à cette parente la fait surgir à nouveau, comme sur une vieille photograph­ie. Les mots qui dessinent son visage, les paroles que lui adressent ses lointaines petites-filles se croisent dans ce récit ciselé avec une tendresse lumineuse.

MINA LOY PEIGNAIT SUR DES CARTES ROUTIÈRES

On retrouve dans le roman de Mathieu Terence, « Mina Loy, éperdument », l’un des personnage­s de « Gabriële ». Il s’agit d’Arthur Cravan, qui croisa le chemin de Francis Picabia et de bien d’autres. Grande gueule, ce Johnny Rotten des presque temps modernes adore cracher sur le bourgeois et les valeurs établies. Poète et boxeur, il a lancé à Paris une revue (« Maintenant »), dont il est l’unique rédacteur. Au cours de l’année 1917, il se rend à New York. Picabia et Duchamp lui font connaître les fameux Arensberg, chez qui il débarque un soir, vêtu d’un simple drap. C’est là, dans cette maison de tous les excès, qu’il fait la connaissan­ce de Mina Loy. Fille d’un tailleur juif londonien, cette modeste artiste peintre a vécu à Paris et à Florence, ville où elle a fréquenté Marinetti, chef de file des futuristes italiens. En décembre 1916, elle a décidé de s’embarquer pour New York.

En apparence, tout sépare le provocateu­r Arthur Cravan de la féministe Mina Loy. Leur histoire d’amour sera électrique. Mais brève. Quelques jours après leur mariage, le boxeur poète disparaît au large des côtes du Mexique. Les circonstan­ces de sa mort ne seront jamais établies, et Mina Loy a toujours cru que son époux avait été assassiné. Après le drame, elle poursuit une existence chaotique. Outre Duchamp et Picabia, elle croise le chemin de Djuna Barnes, Gertrude Stein, Man Ray, James Joyce. Mais ces rencontres ne lui permettron­t jamais de reconstrui­re le refuge amoureux auquel elle avait aspiré auprès d’Arthur Cravan.

Le roman de Mathieu Terence est une mosaïque d’images inattendue­s. Si Mina Loy n’a pas été un personnage de premier plan, elle n’en a pas moins participé à l’explosion de la scène artistique de l’entredeux-guerres, tant en Europe qu’en Amérique. A la fin de sa vie, le sculpteur américain Joseph Cornell (qui s’était battu avec Cravan à Mexico) venait souvent lui rendre visite. Il l’admirait, nous dit Mathieu Terence. Même atteinte par la vieillesse, cette rebelle refusa de baisser la garde : à 70 ans, elle demandait régulièrem­ent à ses filles de lui fournir des cartes routières, sur lesquelles elle se mit à peindre. Mina Loy est morte à l’âge de 83 ans, le 25 septembre 1966, trois jours avant André Breton.

APRÈS LA MORT DE MODIGLIANI, JEANNE HÉBUTERNE SE SUICIDE

Dans le récit de Mathieu Terence, on apprend qu’Arthur Cravan aurait fréquenté durant six ans, à Paris, une certaine Renée qui fut un modèle de Modigliani. Cravan aurait-il pu croiser le chemin de Jeanne Hébuterne ? Le roman qu’Olivia Elkaim lui consacre (« Je suis Jeanne Hébuterne ») ne dit mot d’une pareille rencontre, improbable de toute façon. De fait, ce roman est rédigé à la

manière d’une autobiogra­phie très dépouillée, suite de séquences brèves dépeignant le microcosme dans lequel les deux artistes vont vivre les quatre dernières années de leur existence, entre 1916 et 1920. Une passion partagée? Racontée à la première personne, cette liaison violente paraît davantage une lente descente aux enfers. Jeanne sacrifie sa propre carrière d’artiste pour ne plus être qu’au service d’un peintre sans scrupules, rongé par l’alcool, odieux et méprisant. Dans ces temps de misère et de désarroi, il dit à Jeanne : « Tu es restée une petite-bourgeoise. Ce besoin de confort, ça ne s’évapore pas. » Les relations de la jeune femme avec ses parents et son frère André (un peintre lui aussi, mobilisé sur le front) ne lui sont d’aucun secours.

Dans cette histoire-là – souvent racontée! – rien ne pouvait plus être changé. Quelques jours après la mort de Modigliani, emporté par la maladie, Jeanne Hébuterne se suicide alors qu’elle est enceinte de neuf mois. Le peintre, écrit Olivia Elkaim, « fut enterré comme un prince » au cimetière du Père-Lachaise, en présence de Soutine, Cendrars, Picasso, Vlaminck. Jeanne, elle, « fut enterrée à la va-vite au cimetière de Bagneux, sans fleurs ni couronnes ».

Théophile-Alexandre Steinlen (18591923) aurait pu assister à ces funéraille­s. Encore eût-il fallu que ce peintre anarchiste descende de la Butte Montmartre, quartier où ce fils d’un employé des postes de Lausanne avait choisi de s’installer à partir de 1883. On l’a un peu oublié, ce Steinlen. Ami de Toulouse-Lautrec, il a peint et dessiné des nus féminins, des scènes de rue d’un Paris miséreux. Mais ce sont surtout ses affiches, comme celle de la tournée du Chat noir, qui l’ont rendu célèbre. Julien Delmaire, jeune romancier et poète, a campé le décor de son troisième roman sur cette Butte légendaire (« Minuit, Montmartre »). Entre fiction et réalité, il fait revivre Steinlen et surtout une jeune Sénégalais­e prénommée Masseïda, qui fut l’un de ses modèles. Ecrit à la façon des romans populaires de la fin du xixe siècle, le récit est documenté avec soin, la fiction venant apporter dans ce décor le souffle d’une vision, naïve parfois, mais généreuse cependant.

QUI ÉTAIT LA “PETITE DANSEUSE” DE DEGAS ?

Ce Paris-là, Edgar Degas (1834-1917), petitfils et fils de banquier, n’a guère eu l’occasion d’y mettre les pieds. Mais cet oiseau de nuit, amateur de cirque, de cabaret et de danse, n’en a pas moins approché le petit peuple de Paris. Dans un livre atypique mêlant récit, enquête et confidence­s, Camille Laurens retrace le destin de « la Petite Danseuse de 14 ans » (Stock). C’est en 1881 que Degas présente au public cette sculpture très singulière. Réalisée en cire – et non en bronze ou en pierre – cette pièce, haute d’un mètre environ, est exposée pour la première fois sous une vitrine de verre. Sa tête (celle d’un singe, ricanet-on), son corps (mal formé) font surgir quolibets et moqueries. Jusqu’à la fin de ses jours, le peintre gardera auprès de lui cette danseuse atypique. Pourquoi Degas s’est-il lancé dans cette aventure ? Qui était le petit rat qui lui a servi de modèle ? Etait-elle une prostituée ? Quant à Degas, doit-on le considérer comme un pédophile? Faut-il voir derrière sa silhouette de grand artiste celle d’un de ces bourgeois qui venaient faire leur marché dans les coulisses des salles de spectacle ? Avec patience et méthode, Camille Laurens a mené une enquête qui se révèle passionnan­te. Elle met en lumière le personnage fort complexe de Degas et explore le monde opaque et prolétarie­n de l’Opéra. Le livre devient bouleversa­nt lorsque Camille Laurens nous raconte comment ses recherches ont fini par rencontrer un écho au coeur de la propre histoire de sa famille. Ce n’est pas du mélo. Mais la romancière parvient à jeter le trouble sur cette sculpture qui, pour innocente qu’elle paraisse, pourrait au fond nous apparaître comme monstrueus­e.

Sur ce sujet, on aurait d’ailleurs bien aimé connaître l’avis de Paul Gauguin. Degas en effet l’a toujours soutenu, achetant par exemple les oeuvres de son premier voyage à Tahiti, tableaux dont personne ne voulait. Et Gauguin a aussi été sculpteur, à Paris comme en Polynésie. Ce sont ses derniers jours que la romancière Zoé Valdés met en scène dans un court récit qui vient inaugurer une nouvelle collection littéraire, « Cartels », lancée par la Réunion des Musées nationaux. Le livre de Valdés (« Et la terre de leur corps ») est une mélopée déchirante, oscillant entre délire et pourriture : submergé par les effets du laudanum (destiné à soulager ses douleurs) et alors que son corps est rongé par la maladie, Gauguin s’imagine transporté dans un royaume paradisiaq­ue et sensuel. Voilà ce qu’on appelle une belle fin.

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« Jeanne Hébuterne », Amedeo Modigliani, 1919.
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« Portrait de Mina Loy », Man Ray, 1918.
 ??  ?? « Portrait multiple de Francis Picabia », anonyme, 1917. Procédé photograph­ique mis au point par Marcel Duchamp, ami du peintre.
« Portrait multiple de Francis Picabia », anonyme, 1917. Procédé photograph­ique mis au point par Marcel Duchamp, ami du peintre.
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 ??  ?? « La Petite Danseuse de 14 ans », Edgar Degas, 1881.
« La Petite Danseuse de 14 ans », Edgar Degas, 1881.
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« Contes barbares », Paul Gauguin, 1902.

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