L'Obs

Les chroniques de Nicolas Colin, Abdennour Bidar, Raphaël Glucksmann

- NICOLAS COLIN

Le magnifique film « 120 Battements par minute », réalisé par Robin Campillo, nous replonge dans l’histoire de l’associatio­n Act Up-Paris, créée en 1989 par Didier Lestrade, Pascal Loubet et Luc Coulavin. Il nous révèle aussi la rupture que celle-ci a représenté­e dans l’histoire de l’action politique en France. Inspirée par son fondateur, le dramaturge américain Larry Kramer, Act Up a interrompu à l’époque la routine des tribunes, des pétitions et des manifestat­ions. Avec elle sont arrivés les « zaps » (actions soudaines et spectacula­ires contre des organisati­ons), les « die-in » (pour mettre en scène la mort dans la rue), les slogans provocateu­rs (« Des molécules pour qu’on s’encule ! »).

Près de trente ans après, que reste-t-il de l’irruption d’Act Up dans la sphère politique ? Le mouvement s’est dispersé et ses fondateurs encore en vie, comme Didier Lestrade, ont pris leurs distances. L’associatio­n elle-même fait moins parler d’elle : le traitement des séropositi­fs a fait des progrès spectacula­ires et les bonnes pratiques de prévention et de dépistage sont – plus ou moins – rentrées dans les moeurs.

Au-delà, c’est la radicalité même d’Act Up qui s’est banalisée. Avec la fin du contrat social des Trente Glorieuses, la société se recompose sur la base d’affinités entre individus qui se ressemblen­t. Nous ne sommes plus au temps où l’on rassemblai­t des majorités passives autour de grands récits consensuel­s ; aujourd’hui, on regroupe des minorités actives autour de mots d’ordre clivants et radicaux. Tout le monde a appris cette leçon : ce sont ces minorités actives, comme les gays malades du sida dans les années 1980, qui réussissen­t le mieux à se serrer les coudes et à faire bouger les choses.

La radicalité s’est aussi banalisée parce que ses outils et méthodes sont accessible­s à tous. Le film de Robin Campillo nous rappelle qu’aux débuts d’Act Up on se donnait rendez-vous en se parlant sur des téléphones fixes (!) : il fallait donc organiser de longues chaînes d’appels pour rabattre un nombre suffisant de militants. De même, on ne pouvait pas, à l’époque, diffuser images et slogans sur internet. Pour montrer et interpelle­r, il fallait imprimer des affiches et passer des nuits à les coller sur les murs de Paris, seul moyen de faire connaître l’existence du sida et de promouvoir la prévention.

Aujourd’hui, tout est plus simple. Publier n’a jamais été aussi facile : mettre des articles ou des vidéos en ligne permet d’attirer et de fédérer des individus qui ont des choses en commun. Rallier des soutiens n’est plus réservé aux plus anciens dans les grades les plus élevés : il suffit de mobiliser une avant-garde de militants déterminés, exploiter les propriétés sans précédent des réseaux numériques et faire grandir une communauté à la puissance exponentie­lle. Pour être radical hier, il fallait la rébellion face au silence et le sentiment d’urgence face à la mort. Mais aujourd’hui, toutes les causes, des plus nobles aux plus dérisoires, se mettent en mouvement. Le décalage, l’innovation, la provocatio­n sont devenus les instrument­s incontourn­ables de quiconque veut capter l’attention. La concurrenc­e qui en résulte explique un phénomène paradoxal : plus la radicalité est accessible, plus elle se banalise et plus elle devient inopérante. Act Up aujourd’hui aurait du mal à sortir du lot. Et elle aurait du mal à toucher une audience large : les individus connectés s’enferment de plus en plus dans des espaces médiatique­s hermétique­s où ils ne fréquenten­t que leurs semblables.

Il y a évidemment un lien entre l’essoufflem­ent de l’activisme radical et la sensation qu’il n’est plus possible de changer les choses. Mais si l’on raisonne en stratège, on réalise qu’un mouvement n’est pas une fin en soi : il est une manière d’exercer une pression sur les pouvoirs publics afin d’obtenir des avancées institutio­nnelles. Dans le passé, mobiliser était presque impossible. Mais si un mouvement s’imposait malgré tout, il était plus facile de transforme­r les institutio­ns, les règles et les pratiques : l’Etat était plus fort et plus légitime ; la société civile était moins résistante ; la mondialisa­tion n’entravait pas encore l’action publique.

Aujourd’hui, la situation s’est renversée. D’un côté, la radicalité est à portée de tous : il est devenu banal de créer et de faire grandir un mouvement pour promouvoir une idée ou une vision. En revanche, changer les choses une fois qu’un mouvement a atteint une taille critique est plus difficile. Il ne suffit pas d’avoir imposé ses idées dans l’espace public. Il faut aussi prendre les pouvoirs publics à bras-le-corps, dompter les organisati­ons (ministères et entreprise­s) et forcer les nouvelles normes.

C’est pourquoi le terrain de la radicalité s’est déplacé. Les radicaux d’hier, comme Didier Lestrade et les siens, l’emportaien­t en agissant de l’extérieur. Les radicaux de demain devront s’immiscer dans les organisati­ons pour les changer de l’intérieur. Y a-t-il un nouveau Larry Kramer pour montrer la voie ?

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