Entretien
« J’ai voulu sauver Alain Finkielkraut » par Elisabeth de Fontenay
Qui est à l’initiative de ce livre?
C’est moi. Je connais Alain et me dispute avec lui depuis quarante ans. Mais la mauvaise foi et la méconnaissance historique dont témoignent les accusations de maurrassisme portées contre lui par une certaine gauche m’ont un beau jour semblé absolument insupportables. J’ai eu le désir de le « sauver ». C’est peut-être une façon ridicule de présenter les choses, mais j’avais la volonté qu’on le voie sous un autre jour, plus calme,
moins de droite, moins bloqué sur certaines questions. Je m’y suis sans doute mal prise, puisque je n’ai pas réussi. Et j’espère que ce livre n’aggravera pas son cas auprès de ceux qui se réclament de la gauche.
Mais pourquoi cette envie de sauver Alain Finkielkraut?
Je vous répondrai par deux phrases de Montaigne, portant sur l’amitié. « Parce que c’était lui; parce que c’était moi. » Et cette autre, sublime, que je dois à Alain : « Une amitié qui se flatte en l’âpreté et vigueur de son commerce comme l’amour, ès morsures et égratignures sanglantes. » Je crois que ce qui nous lie primordialement, c’est notre appartenance juive. Pour vous faire sentir la force de ce lien, je dirai que la majeure partie de ma famille maternelle, d’origine juive russe, a été assassinée à Auschwitz et que les quatre grands-parents d’Alain sont morts en déportation. S’ajoute à cette proximité historique un engagement pro-israélien qui, malgré notre rejet de la politique expansionniste de la droite et notre reconnaissance du droit national palestinien, garde une fidélité à l’Etat juif. C’est cela qui constitue la ligne de basse continue sur laquelle s’élèvent nos improvisations discordantes et inassimilables dans une orchestration.
Ces discordances étaient-elles explicites entre vous avant ce livre?
Notre amitié a commencé quand Alain a fait paraître « le Juif imaginaire », un livre admirable. Tant qu’il analysait notre commun polygone de sustentation, j’étais proche de lui. Quand il s’est fait le critique systématique des prises de position de la gauche, nous avons commencé à nous disputer. Mais nous parvenions toujours, sinon à nous réconcilier, du moins à continuer à nous parler.
Comment lui avez-vous présenté les choses?
Je mettais régulièrement en cause la manière dont on l’assimilait à Eric Zemmour mais je lui reprochais la mollesse avec laquelle il s’en défendait. Il y a peut-être, hélas ! une proximité entre eux sur certains points politiquement névralgiques, mais Alain s’oppose clairement à tout ce que Zemmour peut dire sur Vichy, sur les homosexuels, sur les femmes, dans ce livre, « le Suicide français », qui est une atroce synthèse d’extrême droite argumentée. Alain, pour sa part, tient des propos conservateurs et quelquefois de droite dure qui me font sortir de mes gonds, mais je ne l’ai jamais entendu dire des choses déshonorantes, risquer des propos racistes par exemple. Comme je souffrais pour lui de ces attaques venant de la gauche extrême et des médias de référence, je lui ai dit : « Essayons de nous affronter, toi et moi, de formuler ensemble notre différend. » Il a tout de suite dit oui.
Quelle est la lettre qui vous a mise le plus en colère?
Celle sur les moeurs, où il parle du féminisme, de l’adoption, de la transsexualité.
On aurait pu penser que vous alliez parler de la lettre où il défend Renaud Camus…
Bien sûr, celle-là aussi m’a mise en rage et j’ai beaucoup travaillé ma réponse. Mais notre dispute sur les questions de moeurs m’a vivement irritée. Néanmoins – et cela rend compliquée ma position –, je suis la première à dire que la gauche s’est dispersée en privilégiant les questions sociétales au détriment de la question sociale. Car si je me considère comme de gauche, c’est simplement parce que, dans la tradition marxiste, je tiens les luttes sociales pour prioritaires. Le mariage pour tous est une extraordinaire avancée du droit, mais que François Hollande en ait fait la première ini-
tiative du quinquennat a contribué à antagoniser les gens. Cette discussion était très tendue entre nous, car on y découvre en Alain un conservateur drapé dans son immobile splendeur.
Pourquoi dites-vous que cette Correspondance est un échec?
Je ne l’ai pas fait bouger de ses lignes. Mais ai-je moi-même un peu changé ? J’ai de très anciennes raideurs, pourtant je suis plus capable qu’Alain d’autocritique. J’éprouve parfois des affects assez droitiers. Pour prendre un exemple, j’ai toujours défendu jusqu’à un certain point la Vendée militaire car je reste horrifiée par les mesures exterminatrices que la Convention a prises contre ces rebelles, et ce n’est pas là une position très de gauche. Comme le disait Malraux, « chaque homme est une guerre civile », mais c’est loin d’être le cas d’Alain. Dans ces lettres, j’ai donc fait des aveux un peu réactionnaires et je l’ai fait pour me rapprocher de lui. La littérature joue évidemment un grand rôle dans notre proximité : quand on aime passionnément la littérature française, on est toujours un peu de droite. Mon idée est malgré tout qu’il ne faut pas mélanger les affects, même d’ordre littéraire, et les déclarations publiques.
Et vous estimez que lui n’a pas cherché à se rapprocher de vous?
Non. Il a persévéré diaboliquement ! Alors qu’après ces entretiens je ne suis plus tout à fait la même, parce que je me suis jetée dans un vide politique. Des amis m’avaient conseillé de ne pas faire ce livre. Ils craignaient gentiment que je compromette ma réputation, constatant que Finkielkraut fonctionnait désormais à gauche comme un repoussoir. Pour en revenir à votre question sur Renaud Camus, Alain a une obsession que je trouve très digne : il ne supporte pas le lynchage. Il se veut un homme d’honneur et là se trouve d’abord la signification de son rapport à Renaud Camus qui est quelqu’un de moins en moins recommandable et en face duquel Alain se vit comme l’inutile chevalier des causes perdues.
Quitte à justifier les propos de Renaud Camus… Comment expliquez-vous ce passage de la défense à la justification?
C’est tout le problème. Ses explications à ce sujet ne me convainquent pas. Je ne comprends pas que son « sens de l’honneur » aille jusqu’à refuser de se désolidariser de lui sur le plan idéologique alors même qu’il a toujours tenu le « grand remplacement » pour un concept paranoïaque.
Il y a quand même des points d’accord dans cet échange entre vous. Par exemple la critique que vous faites tous les deux de l’« Histoire mondiale de la France », le livre coordonné par Patrick Boucheron….
Ma réaction diffère radicalement de celle d’Alain. J’ai beaucoup aimé la leçon au Collège de France de Patrick Boucheron, mais je trouve que son propos s’illustre mal à travers ce livre. A quoi rime cette dissémination d’événements disparates ? Un inventaire à la Prévert de dates et de lieux ne fait pas une histoire, il faut un minimum de récit et quelqu’un qui raconte quelque chose. Cela dit, je ne suis pas d’accord avec Alain sur le caractère substantiel d’une identité de la France, sur son interprétation trop conforme au « roman national ». Je la vois, cette histoire, comme un dynamisme ou comme une symphonie, qui, selon le mot de Diderot, « parle par plusieurs bouches à la fois ». L’histoire de France, surtout celle qu’on enseigne, doit parler aussi par la bouche des pauvres, des
démunis et des exclus, de tous ceux qui ont été les victimes du pouvoir et auxquels Michelet a su prêter sa voix. Mais, pour faire un récit, encore faut-il que tous ces événements s’organisent à travers l’intrigue d’une persévération, même si celle-ci se laisse altérer, et parfois interrompre, par des dissonances de toutes sortes. Nous sommes donc d’accord sur la nécessité d’un récit français, mais nous divergeons définitivement sur la manière de le conduire, car, loin de penser que ce récit puisse être tramé dans la continuité d’une identité sans faille, j’affirme qu’il doit se laisser éprouver sereinement par ceux qui nous apparaissaient jadis comme tout autres que nous et qui furent maltraités par la République triomphante.
Autre point d’accord, moins explicite mais toujours présent dans le livre, la critique de la technique.
Nos débats sur la finitude, l’illimité ne parlent en effet que de la technique. Je me suis posé la question durant notre entretien : devons-nous en parler explicitement ? Nous sommes proches, car l’un et l’autre lecteurs de Heidegger. En même temps, le côté Péguy d’Alain et son refus radical de la technique empêchent une vraie discussion. Mais, si j’ai décidé de ne pas aborder cette question dans nos échanges, c’est aussi parce que je suis très partagée à ce sujet. Et puis, on ne peut plus parler de ces problèmes comme on en parlait il y a dix ans. Le numérique est une mutation que je n’ai pas les moyens ou la volonté de me représenter. Et ne pas prendre en compte la révolution numérique quand on parle de la technique, c’est se battre désormais contre des moulins à vent. La question est tellement grave, si profondément historico-philosophique, que je n’ai pas souhaité me lancer là-dedans avec lui.
Si Alain Finkielkraut ne vous a ébranlée sur aucun point, ne vous a-t-il pas émue à certains moments?
Je suis touchée par son patriotisme bien qu’il l’oriente d’un mauvais côté, celui de « l’identité française » ou, comme il préfère le formuler, de la civilisation française. Mais Alain Finkielkraut est « un juif polonais né en France », et la gloire de la République est que des hommes comme lui aient fait de belles études et se soient parfaitement assimilés. Là où je ne l’accompagne plus, c’est dans son refus de comprendre que son parcours ne peut pas constituer le modèle que devraient suivre tous les nouveaux citoyens. En même temps, son histoire me rappelle le parcours de ma mère, née à Odessa, émigrée à 5 ans en France dans des conditions de difficulté inouïes et devenue plus patriote que beaucoup de Français dits de souche. Je hais le nationalisme, mais j’ai assez vécu pour que l’inquiétude patriotique m’émeuve.
A la lecture de ce livre, on se dit que ce qui vous sépare, au-delà de questions politiques et intellectuelles, relève de la différence de tempérament…
Tout à fait. Derrière les options politiques et philosophiques, il y a des tempéraments. Ce qu’on appelle savamment l’idiosyncrasie, le mélange des humeurs propre à chacun. Alain et moi, nous n’avons pas du tout le même mélange d’humeurs. Je définirais mon idiosyncrasie par un mot de Gramsci : « Allier le pessimisme de l’intelligence et l’optimisme de la volonté. » Quant à définir celle d’Alain, il m’est difficile de parler à sa place.
Une autre différence fondamentale n’est-elle pas que lui revendique un rapport presque direct entre sa réaction affective et les propos qu’il tient publiquement, alors que vous affirmez penser toujours de manière dialectique?
Exactement. Et il ne comprend pas que ce trait a fait de lui celui qu’il est devenu pour la plupart des médias. Il ne comprend pas qu’il pourrait être mieux reçu en intégrant des contradictions à sa pensée, et en les dépassant.
Peut-on se dire philosophe quand on n’a pas de pensée dialectique?
Alain a fait des études de lettres et, même si ses écrits témoignent d’un lien réel à la philosophie, il s’est toujours présenté comme un essayiste et jamais comme un philosophe. Il est vrai que son refus du débat rend sa pensée unilatérale et seulement conclusive. Pour dire vrai, si j’aime la dialectique, c’est pour le suspens tragique qu’elle peut créer mais je la récuse, comme le font du reste tant de philosophes contemporains, dès lors qu’elle tente obstinément d’obtenir réconciliation et amnistie, de consentir à l’intraitable. Je préfère scander mes analyses par cet « en même temps » dont Macron n’a pas l’exclusivité, qui fait droit à la complexité du réel et n’empêche aucunement, quand il le faut vraiment, de sauter le pas.
Le simple fait que vous ayez décidé de rendre publiques ces disputes, et d’affirmer publiquement votre amitié, n’est-ce pas sauver un peu Alain Finkielkraut?
Peut-être. J’aurais aimé pouvoir restaurer sa respectabilité à gauche, et qu’on ne lui crache plus jamais dessus.
Votre amitié avec Alain Finkielkraut a-t-elle résisté au livre? Vous êtes-vous revus depuis?
Oui. Nous nous retrouvons de temps en temps chez lui, avec sa femme et un ou deux amis très proches, nous fêtons notre communauté de destin en buvant de la vodka et en mangeant des harengs.
“JE SUIS TOUCHÉE PAR SON PATRIOTISME […]. LÀ OÙ JE NE L’ACCOMPAGNE PLUS, C’EST DANS SON REFUS DE COMPRENDRE QUE SON PARCOURS NE PEUT PAS CONSTITUER LE MODÈLE À SUIVRE POUR TOUS LES NOUVEAUX CITOYENS.”