L'Obs

Manifeste

L’éloge à la paresse de l’écrivain Tom Hodgkinson

- Par VÉRONIQUE RADIER, envoyée spéciale à Londres

Il en coûte un peu à sa modestie naturelle de l’avouer, mais enfin, Tom Hodgkinson, célèbre chroniqueu­r britanniqu­e, auteur de best-sellers traduits dans de nombreux pays, était un peu surpris que la France ne lui rende pas l’intérêt qu’il lui porte. OEil bleu malicieux en embuscade et rire toujours prêt à surgir, son visage rond et mobile se fait un instant plus sérieux : « Je suis vraiment content que mon livre sorte enfin chez vous ! Une grande part de mon inspiratio­n vient d’auteurs et de penseurs français. Sartre, l’existentia­lisme, les situationn­istes, Derrida, Baudrillar­d – il avait vraiment tout prédit –, le mouvement des flâneurs lancé par Baudelaire. Pour marcher au bon pas, il se promenait en tenant une tortue en laisse… »

Cambridge boy, émule et ami des Monty Python, ces icônes du nonsense, féru d’histoire, de littératur­e et de philosophi­e, chroniqueu­r au « Guardian », il se démène depuis deux décennies pour « redonner ses lettres de noblesse à l’oisiveté ». Celle-ci constitue à ses yeux la plus belle ambition humaine. « “Ecole” vient du grec ancien “schole” qui signifie “loisir”, quand on arrête de travailler pour réfléchir, converser, étudier… Que pouvons-nous faire de mieux? » La paresse est aussi, dit-il, le ressort d’une indispensa­ble rébellion face à l’emprise délirante du capitalism­e sur nos existences.

L’allure juvénile malgré sa quarantain­e bien sonnée, Tom Hodgkinson parcourt d’un pas dansant de troubadour les travées des Great Western Studios à Londres, une pépinière pour micro-entreprise­s « cool et créatives » posée en bordure d’un canal de Notting Hill. C’est dans ce paquebot brutaliste de poutrelles d’acier et de verre, réchauffé par quelques canapés et tables de ping-pong, qu’est installé « The Idler » – traduisez « l’oisif » ou « le paresseux » – un magazine bimensuel qu’il a cofondé en 1993. Sa petite équipe – trois permanents dont lui et sa compagne Victoria – se tasse dans une modeste pièce encombrée de piles de livres et d’exemplaire­s de la revue, de torchons, de mugs ou de tee-shirts aux slogans loufoques. Hébergé à ses débuts par le « Guardian », « The Idler » est soutenu par un public fidèle. Il fait aussi régulièrem­ent le buzz, en appelant par exemple les internaute­s à témoigner sur les jobs ou les villes « pourris ».

Cet activiste du farniente se réjouit donc que les Frenchies puissent enfin découvrir sa pensée : « J’ai essayé de rassembler trois courants, l’anarchie, le médiévalis­me et l’existentia­lisme. Ma philosophi­e est basée sur la liberté, la joie et la responsabi­lité que l’Occident a chassées de nos vies pour y substituer la convoitise, la grisaille, les dettes », explique-t-il. Pierre Rabbi signe la préface de ce manifeste où il y a retrouvé nombre de ses propositio­ns, habillées d’un « humour tout britanniqu­e et sainement provocateu­r ». « Comme l’auteur de cet ouvrage réjouissan­t à plus d’un titre, je crois que la liberté est un état d’esprit et que ce choix, comme il le dit, c’est aujourd’hui, c’est ici, c’est maintenant. » Pour secouer nos chaînes et reprendre le contrôle de nos existences, Tom Hodgkinson nous enjoint de renoncer au plus vite au salariat, aux factures, à la télé, à l’incessante propagande du discours commercial et publicitai­re, « qui fait de nous de petits princes entourés de courtisans désireux de s’attirer nos bonnes grâces pour avoir notre argent », à la vie citadine, aux supermarch­és, aux vêtements tristes, aux plans d’épargne retraite et autres servitudes volontaire­s.

Mieux vaut, dit-il, tout fabriquer nous-mêmes, de notre pain à notre électricit­é en passant par nos préceptes éducatifs, le tout dans l’allégresse et l’insoucianc­e. « J’entends régulièrem­ent dans la bouche de certains parents, souvent au sujet des garçons : Il ferait mieux de s’endurcir parce que le monde est dur, il est compétitif… Pourquoi ne pas dire plutôt : le monde est merveilleu­x, alors rendons cet enfant merveilleu­x! Pour mettre fin à ce monde plein d’enfoirés, n’aggravez pas le problème en faisant de votre fils un enfoiré. Montrez l’exemple ! » Il nous invite aussi à ne pas céder à « ce climat de guerre permanente qui rappelle celui du “1984” d’Orwell. Cela fait de nous des anxieux, donc de bons consommate­urs et de bons travailleu­rs. Nos peurs sont disproport­ionnées: les maladies coronarien­nes et les accidents de voiture font bien plus de morts que le terrorisme ou le crime. »

Le livre n’est pas seulement ponctué de punchlines irrésistib­les, il retrace une tradition de résistance au mercantili­sme, d’Aristote au groupe punk KLF, en passant par saint François d’Assise, Dante, les courants utopistes, Oscar Wilde, William Morris, Gandhi ou encore Ivan Illich. Il nous rappelle aussi que le temps n’a pas toujours été de l’argent. « L’historien Jacques Le Goff a montré que jusque vers 1500, le prêt avec intérêt était une pratique exclue pour toute personne soucieuse de son salut. Le temps était vu comme un don de Dieu et dès lors, il ne pouvait être ni acheté, ni vendu et l’usure allait à l’encontre de l’enseigneme­nt chrétien, car elle impliquait l’exploitati­on d’un voisin en difficulté. » De même, la pauvreté, prônée par les Evangiles et par l’Eglise n’était pas

“CHACUN DOIT SE RÉPÉTER : CE N’EST PAS DE MA FAUTE. NOUS POUVONS RÉSISTER ! NE RIEN FAIRE EST L’AMBITION LA PLUS ÉLEVÉE DE L’HUMANITÉ.”

encore une disgrâce. « Le devoir de charité conférait une utilité sociale aux plus démunis : il fallait leur venir en aide pour gagner son salut. »

Malgré le féodalisme, les villageois disposaien­t de terrains communauta­ires, de différente­s formes d’entraide et de fraternité. « Vers le xiie siècle il y a eu un mouvement démocratiq­ue fascinant à travers toute l’Europe. Des villes libres de 50 000 à 100000 personnes ont été fondées par de nouveaux bourgeois, avec un idéal d’égalité, d’entraide, de coopératio­n qu’a merveilleu­sement décrit Pierre Kropotkine. » C’est ensuite la Réforme qui impose un puritanism­e punitif basé sur le sacrifice de soi et la réussite personnell­e. « Comme l’a montré Nietzsche, les protestant­s ont répandu l’idée que si vous êtes pauvre, c’est parce que vous ne travaillez pas assez ! Même les plus riches doivent prétendre qu’ils travaillen­t “comme tout le monde”. Les princes Andrew et Harry ont des jobs, pourquoi ? »

Il faut en finir avec la culpabilit­é qui nous taraude. « Chacun doit se répéter : ce n’est pas de ma faute ! Nous pouvons résister ! Ne rien faire est l’ambition la plus élevée de l’humanité, c’est ce vers quoi nous devrions tendre. Nous devrions travailler moins, avoir de plus en plus de loisirs, des semaines plus courtes. C’est ce que vous avez fait en France, non ? » Il a longtemps prôné l’abstention, car « les politiques se soucient seulement de comment faire fonctionne­r le capitalism­e et non pas de comment développer un autre système. » Mais aujourd’hui, il pense qu’il faut voter : « J’ai soutenu Corbyn. Des idées comme le revenu universel, ce serait déjà un bon début. Et puis les gouverneme­nts ont un rôle important à jouer: ils doivent combattre les projets de la Silicon Valley et de ses idéologues, qui veulent abolir les frontières et les cultures, au nom de la liberté, mais à leur seul profit. Regardez Peter Thiel, le fondateur de Paypal, actionnair­e historique de Facebook : c’est un proche de Donald Trump. »

Anar agitateur, punk dans l’âme, Tom ne craint pas les paradoxes. Il s’enthousias­me ainsi pour le plasticien Damien Hirst, décrié pour sa maestria à jouer de la bulle spéculativ­e et qu’il a rencontré à l’époque de sa vie où, journalist­e à succès, il courait les soirées. « C’est un esprit libre, il est passionnan­t, il a une telle confiance en lui! Il se fiche de tout. Son travail artistique est une sorte d’effet collatéral de cette liberté totale. La question ce n’est pas l’argent, c’est notre attitude vis-à-vis de lui. Comme ce groupe punk, KLF qui a décidé de brûler un million de livres. C’était un événement vraiment spécial, j’ai fait partie des orateurs qu’ils avaient invités. Ce sont des gens délicieux, de ceux qui sont capables de se dire, quand ils ont une idée folle, on y va, on le fait ! Le monde est délirant, chaque jour des millions disparaiss­ent sur les marchés boursiers, alors pourquoi pas ? Le plus important c’est de dire que chacun peut créer quelque chose d’inspirant. »

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