Investigation
Le chiffre noir des violences policières
Six balles, dont trois mortelles, une dans l’artère fémorale, deux dans l’omoplate touchant les organes vitaux. Le 20 mai dernier, Jérôme Laronze, éleveur de 37 ans, est tué par deux gendarmes à Sailly, en Saône-et-Loire. Deux semaines plus tôt, Curtis, 17 ans, meurt au volant d’un quad, percuté par un bus, alors qu’il vient de croiser un véhicule de police, à Antony (Hauts-de-Seine). Le 3 juillet, Lucas M., motard de 34 ans, roule à 155 km/h au lieu de 90 sur la route nationale à Arpajon, dans l’Essonne. Interpellation musclée, décharges de taser, garde à vue. Les policiers disent le laisser une quinzaine de minutes, avant de le retrouver inanimé, assis en équerre dos à sa cellule, pendu, ses chaussettes autour du cou, coincées dans une bouche d’aération. Conduit à l’hôpital, il meurt
“LA POLICE EST AU SERVICE DU GOUVERNEMENT, ET NON DE LA POPULATION. C’EST UN GRAVE DYSFONCTIONNEMENT.” DIDIER FASSIN, PROFESSEUR DE SCIENCES SOCIALES
cinq jours plus tard, après un coma.
Trois morts en trois mois dans le cadre de l’action des forces de l’ordre. Des morts connues qui font l’objet d’enquêtes. Mais combien en reste-t-il dont on ne sait rien ? Et combien de blessés encore, qu’on ignore ? Aucune statistique officielle ne les recense. Le nombre d’agents tués, lui, est compté : 13 policiers et gendarmes sont morts en service en 2015. Sur les violences policières, pas la moindre donnée. Un tabou français, sur lequel « l’Obs » a voulu lever le voile : après avoir recherché et compilé toutes les données à notre disposition (voir encadré p. 52), nous avons recensé, entre 2007 et 2017, 94 morts liées à l’intervention de la police ou des gendarmes. Un chiffre qui ne représente qu’un échantillon d’une réalité inconnue.
Marie-France Monéger-Guyomarc’h reconnaît qu’il y a un problème (voir p. 54). La cheffe de l’inspection générale de la police nationale (IGPN) a lu un article sur la police aux Etats-Unis, responsable de 800 à 900 morts chaque année : « J’ai demandé à mes collaborateurs : et nous ? On m’a répondu que nous n’avions aucun chiffre. » Rien, le trou noir. Or, « dans une démocratie, je ne trouve pas anormal qu’on connaisse le nombre de personnes blessées ou tuées dans l’action de police, sans que cela préjuge de fautes ou de responsabilités. L’absence de recensement n’est pas une bonne chose, elle favorise le fantasme ». Parmi ses collègues policiers, on pense tout l’inverse. « Compter les prétendues violences policières ne fera qu’alimenter la polémique et accentuer encore la rupture entre la police et la population ! s’exclame Yves Lefebvre, secrétaire général d’Unité SGP Police Force ouvrière. Cette idée est malvenue. » Marie-France Monéger-Guyomarc’h et le directeur général de la police nationale feront pourtant entrer en vigueur le nouveau dispositif de comptage début 2018. Avoir « un outil statistique, c’est un minimum », poursuit la patronne de l’IGPN. Les Etats-Unis, le Canada ou encore l’Angleterre en disposent.
Alors, de quoi le silence qui règne encore en France sur le sujet est-il donc le nom ? Pour Didier Fassin, professeur de sciences sociales à l’institut d’étude avancée de Princeton, auteur de « la Force de l’ordre » (Seuil), « les pouvoirs publics sont entrés avec les forces de l’ordre dans un dangereux cercle vicieux, qui mine les principes républicains.
Les ministres de l’Intérieur ne veulent pas se mettre la profession et ses syndicats à dos. La police française est au service du gouvernement, et non de la population, ce qui est un dysfonctionnement grave. Mais cette omerta nuit à tous : aux victimes, qui se sentent trop souvent niées, voire méprisées ; aux forces de l’ordre, accusées de bénéficier d’une impunité manifeste ».
Aux personnes décédées dans le cadre d’une action des forces de l’ordre, il faudrait ajouter celles qui n’ont pas perdu la vie, comme Théo Luhaka, victime d’une déchirure anale de 10 centimètres lors d’un contrôle de police à Aulnaysous-Bois (Seine-Saint-Denis) en février dernier. Les blessés sont nombreux si l’on s’en tient aux seules affaires médiatisées ces derniers mois. Le 27 mai, sur la commune des Lilas, Elvis, père de famille, est frappé au sol sur un trottoir par des policiers de la BAC, à coups de pied, comme en témoigne une vidéo diffusée sur le site de « l’Obs ». Le 1er juin, à Pontoise (Val-d’Oise), le père de deux enfants, âgé de 30 ans, est tombé dans le coma pendant son interpellation. A Paris, le 27 juillet, une femme de 53 ans, mère de quatre enfants, asthmatique, sourde et muette, a été filmée traînée au sol par des agents de police, et laissée sur le trottoir devant le commissariat du 15e arrondissement.
Il y a tous ces cas filmés, signalés, médiatisés. Et il y a les autres, ces personnes qui n’osent pas porter plainte, qui se taisent, croient oublier. « Nous sommes dans un Etat de droit, les gens ne doivent pas baisser les bras ni hésiter à se manifester quand il s’agit de réclamer l’application de leurs droits, déclare Claudine Jacob, en charge des affaires judiciaires et de la déontologie de la sécurité pour le Défenseur des Droits (1). Les particuliers peuvent nous saisir, c’est gratuit et nécessaire, même s’ils n’auront pas toujours la réponse qu’ils attendent. » Qu’en est-il du traitement judiciaire réservé aux violences policières ? Au ministère de la Justice, on n’en sait rien, en réalité. En matière de poursuites, « les seules données disponibles sont celles regroupant les violences commises par autorité publique, de la personne qui en est dépositaire à celle qui est chargée d’une mission de service public ». Du policier au fonctionnaire de la SNCF, en gros. Donc rien sur les forces de l’ordre en particulier. En matière de sanctions pénales, on dispose d’un seul chiffre : 46 condamnations (du rappel à loi jusqu’à la peine de prison) concernant des faits de violence imputés aux forces de l’ordre en 2015. Pour Virginie Duval, présidente de l’Union syndicale des Magistrats, la justice n’aurait rien à se reprocher en la matière : « A partir du moment où les preuves sont constituées, où la violence n’était ni légitime ni proportionnée, il n’y a ni laxisme ni atténuation de la responsabilité du policier mis en cause. »
Sur les 94 décès recensés par « l’Obs », nous ignorons pour 39 d’entre eux l’état des procédures. Pour les 55 autres, 14 dossiers ont débouché sur un non-lieu, 7 ont été définitivement classés, 29 restent en cours d’instruction, 2 font l’objet d’une enquête préliminaire. Seules 3 affaires ont débouché sur des condamnations, au plus des peines avec sursis, jamais de prison ferme. Une réponse pénale qui apparaît sans commune mesure avec le drame, pour les familles qui ont perdu l’un des leurs. Et exacerbe le sentiment d’impunité. Exemple : dans l’affaire Lahoucine Aït Omghar, tué de cinq balles le 28 mars 2012 à Montigny-en-Gohelle (Pas-de-Calais), les fonctionnaires de la BAC de Cambrai ont bénéficié d’un non-lieu. La victime, âgée de 26 ans, était armée d’une paire de ciseaux. « La justice a considéré à raison que l’usage de la force était donc légitime et proportionné », se satisfait l’avocat des trois policiers, Me Frank Berton. La famille pense l’inverse : « Ils étaient quatre sur mon frère. Pourquoi cinq tirs? Lahoucine aurait pu être neutralisé plutôt que tué. » Six mois après les faits, l’un des policiers mis hors de cause était impliqué dans une nouvelle affaire de violence.
Un sentiment d’injustice peut alors dominer : « Ma mère crie le nom de mon frère chaque nuit, ma soeur est suivie sur le plan psychiatrique, alors chaque fois que je paie mes impôts, j’ai le sentiment de donner de l’argent à un système qui fait passer l’image de la police avant la vérité, quitte à nous tuer à petit feu », regrette Farid El-Yamni, 32 ans, ingénieur, et frère de Wissam, mort en janvier 2012 après son interpellation à Clermont-Ferrand. A petit feu, car les enquêtes sont souvent interminables, et vécues par les familles comme de vains parcours du combattant. « Pendant tout ce temps, c’est comme si nous vivions avec un cadavre près de nous, jamais enterré, et tout le monde s’en moque », poursuit Farid El-Yamni. Il a fallu dix ans à la justice pour conclure dans l’affaire Zyed et Bouna, deux adolescents morts électrocutés en 2005 dans la centrale de Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), alors qu’ils étaient poursuivis par des policiers. Trois juges d’instruction successifs, cinq policiers mis en cause, un non-lieu en 2011, un pourvoi en cassation en 2012, deux fonctionnaires devant le tribunal correctionnel en 2015. Résultat : relaxes. Dans le cas des deux jeunes décédés en 2007 à Villiers-leBel (Val-d’Oise) à la suite d’une course-poursuite, le policier a écopé de six mois de prison avec sursis, après sept années de procédure.
Ces délais inquiètent aussi certains magistrats « parce qu’ils entretiennent le sentiment d’une justice à deux vitesses, explique Laurence Blisson, secrétaire générale du Syndicat de la Magistrature. Les auteurs d’outrage et de rébellion à l’encontre d’agents de police sont vite et souvent réprimés, la saisie d’un juge d’instruction, gage d’impartialité, doit donc être rapide en cas de mort impliquant un agent des forces de l’ordre ». De leur côté, les procureurs, qui représentent les intérêts de la société, ont l’opportunité des poursuites. Ils décident. Classent, ou instruisent. Mais « plus ils attendent, plus les preuves dépérissent », affirme
“NOUS NE DEMANDONS RIEN D’AUTRE QU’EXERCER NOS DROITS, ACCÉDER À LA VÉRITÉ ET À LA JUSTICE.” ASSA TRAORÉ, SOEUR D’UNE VICTIME
une magistrate parisienne. S’ils tardent parfois à trancher, les procureurs ne se privent pas de communiquer dans les médias. En transformant la vérité, comme ce fut le cas pour Adama Traoré, mort après une interpellation par plaquage ventral dans la cour de la gendarmerie de Persan (Vald’Oise) le 19 juillet 2016. Le procureur de la République de Pontoise, Yves Jannier, évoque au lendemain du drame une autopsie faisant état d’une « infection très grave », « touchant plusieurs organes ». En réalité, le légiste s’est seulement interrogé sur des lésions « d’allure infectieuses ». Et il a mentionné un « syndrome asphyxique aspécifique », que le magistrat omet de signaler. « De quel droit ? demande Assa Traoré, la soeur du jeune homme. Nous avons compris ce jour-là que nous, famille de victime, allions devoir construire une défense. Face aux forces de l’ordre, face à l’Etat, qui n’inclut pas nos intérêts parmi les siens. Alors que nous ne demandons rien d’autre qu’exercer nos droits, accéder à la vérité et à la justice. »
Ainsi les familles s’éprouvent-elles, dans une lutte où les refus de demandes d’acte des parties civiles sont légion. Même les avocats des policiers s’en étonnent parfois : « Je me souviens que les proches de Lahoucine Aït Omghar se sont vu refuser une reconstitution par le juge d’instruction, raconte Frank Berton, qui défendait les fonctionnaires de la BAC dans ce dossier. Je n’ai pas trouvé ça normal, ces gens faisaient appel à la loi. Il faut en respecter les principes élémentaires. » A croire que, « pour certains magistrats, notre existence n’est tolérable que si nous nous taisons, et subissons, assène Assa Traoré. Dans le cas contraire, tous les moyens sont bons pour nous écraser, nous salir ». Depuis la mort d’Adama, trois de ses frères ont été emprisonnés, pour des outrages, des menaces, mais aussi pour tentative d’assassinat sur personne dépositaire de l’autorité publique en lien avec les émeutes qui ont suivi le drame. « Ainsi un imaginaire pénal se construit-il dans l’opinion publique sur le dos de l’entourage de la victime, et par ricochet sur elle, disqualifiant son statut, distillant l’idée que la violence qui a conduit à la mort était donc légitime », commente une magistrate.
L’affaire Amine Bentounsi, abattu le 21 avril 2012 à Noisy-le-Sec (Seine-Saint-Denis) lors d’une course-poursuite alors qu’il était en état d’évasion, en est le contre-exemple. L’auteur du tir mortel a été condamné en mars dernier à cinq ans de prison avec sursis. « Une victoire symbolique qui fait exception en matière de violences policières », assure Louise Tort, avocate d’Amal Bentounsi, soeur de la victime et fondatrice du collectif « Urgence, notre police assassine ». Une exception, ou le signe, enfin, que les temps changent ?