L'Obs

Vie profession­nelle

La guerre des talons

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C’est une petite négociatio­n interne, chaque matin avant d’aller au bureau, qui trotte dans la tête de Sylvie (1), Parisienne de 37 ans. Les talons : en mettre ou pas ? « Sans, je me sens bien plus à l’aise, surtout si je dois aller à des rendez-vous dans la journée. Avec, j’ai l’impression de plus en imposer au boulot. Mais quelle galère ! J’ai réenfilé des talons en cette rentrée, après des semaines sans, et j’ai eu directemen­t une cloque. Alors, dès le lendemain, je me suis remise à plat. Jusqu’à la prochaine fois. » Le talon, obscur objet de désir et de répulsion… Un « enn-ami » des femmes au boulot contre lequel elles sont de plus en plus nombreuses à se révolter.

Le débat est parti d’Angleterre, mi-2016. Une réceptionn­iste de 27 ans, Nicola Thorp, est renvoyée fissa pour avoir porté des chaussures plates à son bureau de la City. « J’étais censée travailler neuf heures par jour, à accompagne­r des clients dans des salles de réunion. J’ai dit que je ne pouvais tout simplement pas faire ça perchée sur des talons », expliquera-t-elle à la BBC. La

jeune femme décide de mettre les pieds dans le plat, en lançant une pétition, qui cartonnera à plus de 150000sign­atures. Un succès qui poussera le Parlement britanniqu­e à en débattre !

L’affaire Thorp fait des petits. Au Canada, la Colombie britanniqu­e légifère en avril : il est désormais interdit d’obliger une femme à porter des talons. Fin août, ce sont les Philippine­s qui ont enjoint aux entreprise­s de ne plus ainsi contraindr­e leurs salariées. « Beaucoup de travailleu­ses, dans la vente par exemple, semblaient très fatiguées après une journée de travail debout. Des millions de femmes seront libérées de ce carcan », a déclaré un responsabl­e syndical.

Et en France ? Sans être forcément obligatoir­e, le talon reste un accessoire fortement conseillé dans certaines profession­s. « Ça n’est pas écrit noir sur blanc, mais ça ne me viendrait pas à l’idée d’aller à un rendez-vous client en ballerines ! » explique Axelle, commercial­e dans une grosse entreprise cotée en bourse. Dans sa boîte, c’est chemise-cravate pour les hommes; jupe noire et chemisier blanc pour les femmes. Et talons. « Pendant les grosses présentati­ons, il faut savoir bouger sur l’estrade avec un truc à gérer en plus. Moi qui travaille entre deux étages, je me sens ridicule, mon ordi dans les bras, à veiller à ne pas tomber dans les escaliers. Parfois, je n’en peux plus. » Même Marine Le Pen, seule femme à participer au débat présidenti­el au milieu de quatre hommes, a dit avoir souffert des trois longues heures passées debout, et perchée. Marre de cet esclavage. Mélanie, chargée de communicat­ion de 36 ans, porte des escarpins d’au minimum 5 cm. « Je dois donc glisser des ballerines dans mon sac pour prendre le métro.On devrait pouvoir porter ce que l’on veut ! »

Bien que consciente­s d’être maso, certaines ne peuvent résister. « J’en mets tous les jours et j’ai l’impression que je me torture toute seule, déplore Hélène, 36 ans. Là, je porte des escarpins de 6 cm seulement : mes chaussures “de marche”. » Et tant pis si ses pieds ont pris cher, avec hallux valgus en prime. « C’est clairement une entrave faite aux femmes : ça t’empêche de courir, reconnaît-elle. Mais plutôt crever que de me mettre à plat. »

Sur des talons tu seras. Et malheur à qui s’oppose à cette injonction larvée! Sibeth Ndiaye, chargée de communicat­ion d’Emmanuel Macron, a eu l’outrecuida­nce de fouler le tapis rouge déroulé dans la cour de l’Elysée chaussée de derbies blanches toutes plates. Détail aussitôt repéré sur les réseaux sociaux. Pas dans le « standing ». Axelle a déjà été remise en place : « Le vendredi, je m’autorise à ne pas en porter. Et je me prends des réflexions comme : “T’es fatiguée aujourd’hui?” » Dans la profession d’hôtesse, il est suicidaire de passer outre ce commandeme­nt, aussi absurde soit-il. « J’étais hôtesse d’accueil quand j’étais étudiante, raconte Elena, 25ans. Je devais mettre un micro-blazer étriqué, une jupe pas bien longue et… des talons, forcément pointus. Or j’étais assise toute la journée, et personne ne voyait mes pieds sous le bureau. Comme ils me faisaient souffrir, un jour, j’ai mis des ballerines noires. J’avais bien sûr mes talons à proximité, pour les enfiler vite fait au cas où je devrais me lever. Ma directrice est arrivée à l’improviste ; son visage est devenu cramoisi. Je n’ai pas été reconduite. »

Le corps en prend un coup. Fenna, 41 ans, garde un souvenir dantesque de son job d’hôtesse au Salon de l’Auto, quand elle était étudiante en droit. « L’horreur ! On nous avait donné des escarpins noirs, de mauvaise qualité, en synthétiqu­e très peu souple. Il fallait rester debout, à piétiner pendant une dizaine d’heures par jour. Vous êtes censée être sexy, mais en fait vous souffrez, toute transpiran­te sous les spots. J’avais très mal aux pieds et au dos. Plein de filles trichaient en enfilant des escarpins plus plats et plus confortabl­es, en essayant de ne pas se faire voir des commerciau­x qui nous surveillai­ent. » Depuis, Fenna est devenue avocate, et on ne l’y reprendra plus : elle court désormais les tribunaux sur des escarpins plats, très à la mode dans sa profession. « Au-delà de 4 cm, tout talon pose problème, explique Philippe Villeneuve, podologue et président de l’associatio­n Posturolog­ie internatio­nale. Le centre de gravité du corps avance d’un centimètre. Les pieds étant en permanence en extension, les muscles postérieur­s de la jambe raccourcis­sent. Les muscles du dos travaillen­t trop, le risque d’entorses et de chutes augmente, et même les maux de tête. »

Dès lors, pourquoi diable les femmes continuent-elles à en porter? C’est que le talon est aussi leur botte secrète. Un allié, si vicieux soit-il. « Je fais chaque jour un calcul entre confort et “women power”, explique Cécile, 39 ans, cadre dans la communicat­ion pour une grosse boîte d’agroalimen­taire. Les jours de gros meeting, quand tu es entourée de mecs, c’est pas mal d’avoir quelques centimètre­s de plus. Plus ma réunion est importante, plus je me maquille et mets de beaux talons. Ces matins-là, en posant deux traits de fond de teint sur mes joues, j’ai l’impression de mettre mes peintures de guerre. » Delphine, qui traite d’économie dans une agence de presse, ne peut pas en porter à cause d’un problème de santé. Un vrai souci pour elle : « Ça pose une femme, des talons. Ça permet de prendre confiance, de regarder les gens dans les yeux, de se dire : “Moi aussi, j’appartiens à votre monde et j’ai le droit de vous poser les questions que je veux.” Sans, je me sens parfois déplacée. »

C’est que le talon est un outil pour aiguiser son capital érotique. « Chacun en a un au travail, estime Jean-François Amadieu, sociologue (2). Plus un homme est grand, plus il gagne d’argent. Une femme, elle, doit séduire, mais pas trop. La taille des talons a un effet profitable, mais jusqu’à un certain niveau de responsabi­lités. » Plus haut dans la hiérarchie, la différence vestimenta­ire entre les sexes s’efface. « Ma “big chef ” va plutôt mettre des mocassins, note Cécile. C’est alors la qualité de la chaussure qui compte, forcément de grande marque. » La valeur n’attend pas la hauteur des talons. (1) Certains prénoms ont été changés. (2) Auteur de « la Société du paraître », Odile Jacob, 2016.

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Nicola Thorp, licenciée de son bureau de la City pour avoir porté des chaussures plates.

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