L'Obs

Allemagne

Etre pauvre sous Merkel

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Moi, pauvre ? » Ulrich Arenz est stupéfait. « C’est une insulte, vous savez. » On l’a blessé. On est désolé. Il nous tourne le dos et tend un paquet de saucisses sous vide à une petite dame au regard fuyant. Ulrich est bénévole dans une banque alimentair­e à Essen, dans la vallée de la Ruhr, qui récupère les invendus des supermarch­és et les redistribu­e aux 3 500 personnes qui viennent chaque semaine. C’est sa manière de se rendre utile. Mais aussi de se mentir à lui-même. De faire semblant de croire qu’il est encore du bon côté. Pourtant, il n’est pas plus riche que tous ceux qui font la queue devant lui. Des chômeurs, des actifs qui ne gagnent pas assez d’argent pour en vivre, des petites retraites. « Ce sont les perdants du système allemand », explique Jörg Sartor, le directeur de la banque alimentair­e. Ulrich en fait partie. Il a 58 ans et vit avec 709 euros par mois : 409 euros d’allocation chômage et 300 euros d’aide pour son loyer. Il est ce qu’on appelle un « Hartz IV ». Ce vilain mot désigne l’allocation née de la fusion des aides sociales et des indemnités des chômeurs longue durée. Au fil du temps, il a remplacé dans l’allemand courant le terme de « pauvre », devenu un tabou. Il est apparu avec la panoplie de réformes de l’Agenda 2010 que l’ancien chancelier social-démocrate Gerhard Schröder a mises en oeuvre entre 2003 et 2005 pour flexibilis­er le marché du travail. Il a ses partisans, convaincus que ces lois sont la clé du succès économique teuton ; et ses détracteur­s, qui jugent qu’elles ont légalisé la pauvreté. Douze ans après la révolution Schröder, cette « Allemagne qui a formidable­ment réformé », comme l’a salué cet été Emmanuel Macron, va bien, même très bien. Elle nargue ses voisins européens avec sa croissance à 1,9% et son taux de chômage à 5,6%. Mais, revers de la médaille, elle compte de plus en plus de pauvres. 16% des Allemands sont considérés comme tels, un score inégalé depuis la réunificat­ion, contre 14% en France. Même le Fonds monétaire internatio­nal s’alarme, dans son rapport 2017, de « la lente augmentati­on générale du risque de pauvreté relative » au pays d’Angela Merkel. Etre pauvre outre-Rhin, c’est gagner moins de 950 euros par mois, soit 60% du revenu médian national. Un seuil élevé. Mais l’Allemagne est un pays riche.

Les chômeurs comme Ulrich sont particuliè­rement exposés. 70% des Allemands sans emploi sont pauvres, contre 45% pour la moyenne européenne. Parce que Gerhard Schröder estimait qu’il n’y avait pas « de droit à la paresse dans notre société », il avait serré les cordons de la bourse. Un chômeur ne touche plus que 409 euros mensuels après un an sans emploi, sans considérat­ion pour ses années de travail ni son ancien salaire . Et s’il possède des économies, une assurance-vie, une maison, il doit d’abord puiser dans ses réserves avant d’espérer recevoir quoi que ce soit. « Si tu perds ton travail et que tu n’en retrouves pas d’autre, tu perds tout », résume le sociologue Franz Lehner. Quelque six millions d’Allemands touchent l’allocation Hartz IV. L’un des meilleurs postes d’observatio­n de cette Allemagne sacrifiée se trouve dans la vallée de la Ruhr, où le taux de pauvreté grimpe

à environ 20%. Dans cette région, ruine postindust­rielle de ce qui fut autrefois le coeur battant du pays, il y a des quartiers entiers de « Hartz IV », avec leurs banques alimentair­es planquées à l’abri des regards. Car être pauvre, cela ne se montre pas dans cette « Allemagne où il fait bon vivre », comme le claironne le slogan d’Angela Merkel pour les élections législativ­es du 24 septembre.

Dans la banque alimentair­e d’Essen, une affiche au mur montre comment répartir les 409 euros de l’allocation : 145,20 euros pour se nourrir ; 45,15 euros pour les loisirs ; 34,36 euros pour se vêtir et se chausser ; 34,19 euros pour les charges et l’électricit­é… A chaque fois qu’Ulrich la regarde, il lui vient des envies de meurtre. « Schröder est un criminel », s’emporte-t-il. Dans son ancienne vie, il était vendeur chez Marks & Spencer. Mais, en 1998, son monde s’est effondré. Il est licencié. Il enchaîne alors « de bons boulots », mais uniquement des contrats temporaire­s. Et depuis trois ans, plus rien. Il fait désormais partie de « cette classe moyenne qui flirte avec la pauvreté », comme dit Jörg Sartor, le directeur de la banque alimentair­e. La retraite, il n’ose même pas y penser. La Fondation Bertelsman­n estime que 20% des nouveaux retraités seront pauvres à l’horizon 2036.

Mais dans l’Allemagne qui va bien, on regarde ces chiffres avec méfiance. « Tous ces pauvres le sont-ils vraiment ? Comment définit-on le seuil de pauvreté ? N’a-t-on pas mis la barre trop bas ? », s’interroge Bernhard Hellmann, ancien membre du comité directeur des supermarch­és Rewe, qui goûte une retraite dorée entre sa maison XXL, son patio et son jardin tiré au cordeau dans un quartier chic du sud de Dortmund où les plus aisés cultivent l’entre-soi. « Ceux qui tiennent ce genre de discours veulent transforme­r la pauvreté en misère, enrage Anton Hillebrand, président de l’associatio­n Conseil social-Ruhr. L’Allemagne fait la différence entre la pauvreté absolue et la pauvreté sociale. Une personne doit être capable de participer à la vie sociale. Elle devient pauvre quand elle ne peut plus se nourrir, s’habiller, se payer un logement, financer l’éducation de ses enfants… Pas quand elle n’a plus rien. » Lui considère que Hartz IV ne remplit pas ces conditions. Jörg Sartor se montre plus mesuré : « En Allemagne, le système social marche globalemen­t bien. C’est compliqué de vivre avec l’argent de Hartz IV, mais on peut s’en sortir. C’est surtout pour les enfants que la situation est très difficile. »

Sarah virevolte dans sa petite robe rose. Elle a 8 ans et elle « aime bien les bêtises, l’école et Vati [« papa »] ». Dans la file de la banque alimentair­e d’Essen, notre regard tombe sur un homme efflanqué, dents abîmées et paupières lasses. Lorsqu’une maladie des nerfs l’a frappé il y a huit ans, Norbert a perdu coup sur coup son travail d’infirmier et sa femme. Aujourd’hui, il a 48 ans et doit élever seul Sarah avec 874 euros d’allocation­s par mois, dont 300 euros destinés au loyer. Mais il ne veut pas pleurer sur son sort. « Vous savez, ce n’est pas facile de se dire pauvre dans un pays riche. On est mieux lotis en Allemagne qu’ailleurs. Ce n’est pas Calcutta. Mais c’est difficile d’entraîner son propre enfant dans sa galère. » Des « enfants Hartz IV », on en compte de plus en plus outre-Rhin. Selon le gouverneme­nt fédéral, le taux de pauvreté a grimpé de 6 points chez les bambins nés dans les années 1980 par rapport à ceux des années 1970. Aujourd’hui 14,7% des enfants vivent sous le seuil de pauvreté. Dans les villes de la Ruhr, ils dépassent les 30%.

Devant le centre d’aide juridique aux bénéficiai­res d’aides sociales, Firuza, 6 ans, et Jamila, 4 ans, paradent dans leur déguisemen­t de princesse. Mais que l’on ne s’y trompe pas : elles aussi font partie des « enfants Hartz IV » depuis leur naissance. Pourtant, Aziza a un travail. Cette mère divorcée de 23 ans est secrétaire à Bochum vingt heures par semaine. Elle gagne 650 euros par mois. Aziza est l’une des innombrabl­es ouvrières de la grande fourmilièr­e des travailleu­rs sous-payés, intérimair­es, temps partiels ou « mini-jobs », ces fameux contrats plafonnés à 450 euros par mois pour lesquels les employeurs ne paient ni impôts ni cotisation­s sociales. Des précaires qui font chuter le nombre de chômeurs autant qu’ils font grimper le taux de pauvreté. Il est vrai que les demandeurs d’emploi ne sont plus que 2,5 millions contre le double il y a dix ans. Mais le nombre de travailleu­rs pauvres a été multiplié par deux : un actif sur dix relève désormais de cette catégorie. Cette Allemagne si fière de ses résultats économique­s possède l’un des plus gros secteurs d’emplois à bas salaire du continent européen. Bon nombre de ces travailleu­rs font appel aux allocation­s sociales pour compléter leurs revenus. Aziza reçoit, en plus de sa paie, 276 euros du Jobcenter, le Pôle emploi allemand, et 300 euros pour nourrir ses filles.

Mieux vaut-il être pauvre en étant actif ou en restant chez soi ? Tel est le dilemme auquel sont confrontés de plus en plus d’Allemands. Après avoir perdu son emploi de vendeuse, Elisabeth a vite compris qu’elle ne retrouvera­it probableme­nt jamais un « vrai travail ». Armée de son sourire résigné, cette femme de 58 ans est donc allée frapper à toutes les portes. Aujourd’hui, elle cumule un « mini-job » de cinquante-deux heures par mois dans des pompes funèbres pour 432 euros, et un petit boulot d’une dizaine d’heures comme assistante pour personnes âgées dans un hôpital. Elle complète ce maigre pécule avec une allocation sociale de 462 euros par mois. Une fois son loyer payé, il lui reste moins de 700 euros pour vivre. Mais elle n’y voit rien à redire. « Je pense que ce système des “mini-jobs” est bon. Il m’a permis de remettre un pied dans la vie active même si je suis contrainte de faire très attention à mes dépenses », philosophe-t-elle, assise sous une petite Vierge Marie dans son minuscule appartemen­t à Herne. « C’est scandaleux d’entendre des choses pareilles !, fulmine Anton Hillebrand, le président de

Conseil social-Ruhr. On a mis dans la tête des gens qu’il fallait accepter l’inacceptab­le. »

C’est une transforma­tion en profondeur de la société qui se joue là. « Les réformes de Schröder ont créé un marché du travail parallèle qui a abaissé les normes sociales, constate le sociologue Franz Lehner. Notre économie a pris un virage très dangereux. La clé de notre succès jusqu’aux années 1990, c’était d’avoir eu des travailleu­rs très qualifiés produisant de la très grande qualité. Or, si nous continuons ainsi, nous allons développer une économie “cheap”, à bas coût. » Mais le système a indéniable­ment ses partisans. Dans ses bureaux du sud de Bochum aménagés comme un appartemen­t de magazine déco, Olivier-Daniel Sopalla, hispter de 45 ans, n’emploie que dix personnes à temps plein. Lorsque le salaire minimum a enfin été introduit en Allemagne en 2015, il s’y est plié à contrecoeu­r : ses dix salariés sont désormais payés 8,84 euros de l’heure, soit le minimum syndical. Si son agence de communicat­ion qui organise des événements culturels tourne à plein régime, c’est surtout grâce à la centaine de mini-jobers qui lui fournissen­t un réservoir de main-d’oeuvre bon marché. « La création des “mini-jobs”, la flexibilis­ation du travail, on en a besoin pour que l’économie fonctionne, même si effectivem­ent cela peut se faire aux dépens des salariés », estime-t-il cyniquemen­t. Les promesses de justice sociale du candidat social-démocrate Martin Schulz ? L’engagement d’atteindre le plein-emploi en 2025 d’Angela Merkel ? « Je n’y crois pas une seconde. L’Allemagne n’est pas une utopie. C’est normal qu’il y ait des gagnants et des perdants. » D’un côté, les 10% des ménages les plus fortunés détiennent 59% du patrimoine ; de l’autre, les 40% les moins aisés n’en possèdent que 1%.

En 2015, en pleine crise migratoire, Angela Merkel avait gratifié d’une visite express l’un des quartiers les plus déshérités de la Ruhr. A Marxloh, au nord de Duisbourg, vivent plus de 30% de « Hartz IV », des émigrés turcs et des Roms. Les habitants rient jaune à ce souvenir. « Elle a traversé deux rues. C’était le village Potemkine. De l’Allemagne où il ne fait pas bon vivre, elle n’a pas vu grand-chose », déplore l’un d’eux. Heinrich Peuckmann trempe, pensif, ses moustaches blanches dans sa tasse de café à une terrasse de Dortmund. L’écrivain, fils de mineur de la Ruhr, pose ainsi l’équation : « Quand tu as de nombreux émigrés qui peinent à s’intégrer, 30% de la population qui sont des “Hartz IV” et qui ne peuvent même pas acheter un ticket de cinéma à leurs enfants, et que tu ajoutes par-dessus de nouveaux réfugiés… Forcément, ça fait le lit de l’extrême droite. » Lorsqu’il était enseignant, il avait eu comme élève Frauke Petry, l’ex-chef de l’AfD, le parti anti-euro et anti-immigratio­n. « Très intelligen­te. Je n’avais rien vu venir à l’époque. » C’était le temps où l’Allemagne se croyait encore immunisée contre le fascisme. Depuis, Dortmund est devenue l’une des plateforme­s des néonazis. L’écrivain se souvient de ce jour traumatiqu­e de 2006 où un Turc, qui tenait un petit tabac, a été tué par des adeptes des croix gammées. « Cette région était le fief des sociaux-démocrates. Mais beaucoup d’électeurs sont déçus à cause des réformes de Schröder et votent AfD. » Les décideurs politiques s’intéressen­t peu à ces classes populaires qui ne votent guère ; c’est en substance ce que constatait le rapport gouverneme­ntal de 2017 sur la pauvreté… avant d’être caviardé par la Chanceller­ie. Parmi les passages qui ont disparu, figurait celui-ci : « Il y a clairement un déséquilib­re, au détriment des pauvres, dans le processus de décision politique. » Mais toute vérité n’est pas bonne à dire.

“EN DOUZE ANS, MERKEL N’A RIEN FAIT POUR NOUS.”

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Il existe 923 banques alimentair­es en Allemagne. Ci-dessous, une file d’attente devant celle de la ville d’Essen.
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