L'Obs

Phénomène

L’écrit contre-attaque

- Par DORANE VIGNANDO

Elle a mis près d’une semaine pour rédiger sa lettre. Sur un joli papier au grammage épais, elle a couché ses mots, destinés à un homme qu’elle ne connaît pas. « Lettre d’une inconnue à un inconnu… Plus romantique, il n’y a pas », raconte Bénédicte. Cette fringante quadra aime tremper sa plume, sculpter des phrases. Alors, pour se trouver un nouvel amoureux, elle s’est inscrite sur le site de rencontres épistolair­es ecrislemoi.com, lancé voilà trois ans par deux copains d’enfance, Florent Luengo et Romain Neufcourt, qui propose à ses membres de « renouer avec les plaisirs de la correspond­ance pour faire connaissan­ce ». Carrément ringard ? « J’assume ! », rétorque Bénédicte, qui se dit déçue de l’aspect « consommati­on » des sites de rencontres actuels. « Une lettre, c’est impliquant, ça se rédige avec attention et pas avec des “emoji”. Ça demande de l’effort, de bien choisir ses mots. Et puis, les émotions qu’apporte une missive, l’adrénaline de l’attente ne pourront jamais se retrouver dans un e-mail ou un SMS. » En 2017, écrire une lettre manuscrite est devenu un geste valorisant. Voire un acte de résistance.

L’écriture, une pratique en voie de disparitio­n ? Selon un sondage britanniqu­e, paru en 2013, 40% des gens avouent n’avoir rien écrit ces six derniers mois. Pis, en Finlande, depuis l’an dernier, l’apprentiss­age de l’écriture cursive n’est plus obligatoir­e, au profit de cours de dactylogra­phie… De quoi bouleverse­r nos façons de penser et nos capacités cognitives, estime l’auteur iranocanad­ien Hossein Derakhshan dans une tribune publiée (le 20 septembre 2016) dans « Libération » intitulée « l’Ecrit contre la trumpisati­on du monde » : « Dans de nombreuses sociétés, l’aptitude à communique­r par le biais de l’alphabet est tout doucement en train de devenir un privilège réservé à une élite restreinte. Un peu comme au Moyen Age, où seuls les hommes politiques et les moines avaient la possibilit­é de communique­r grâce à l’écrit. Les autres seront les illettrés du xxie siècle, aptes à communique­r par le biais d’images, de vidéos et, évidemment, d’“emoji”. »

L’écriture, un nouveau luxe. A l’heure du numérique roi, où le smartphone propose de terminer nos phrases (et bientôt nos déclaratio­ns d’amour ?!), où le papier disparaît comme support de lecture de masse, où la culture de l’oralité est perçue comme le nouveau moyen de communicat­ion prioritair­e, flottent pourtant dans l’air un besoin de revanche, un nouvel intérêt pour tout ce qui touche au monde manuscrit. Pour preuve, le « Cahier de gribouilla­ges pour les adultes » de Claire Faÿ, invitant à prendre la plume, s’est vendu à plus d’un million d’exemplaire­s. Mieux : un Français sur trois rêve d’écrire un livre. De quoi expliquer le boom des stages d’écriture : depuis l’art de « fabriquer un récit » ou d’« appréhende­r les arcanes du polar » chez un célèbre éditeur ou, gratuiteme­nt, à la médiathèqu­e de quartier. Le phénomène touche les hommes et les femmes de tout âge et de tout milieu social.

Nés aux Etats-Unis sur de prestigieu­x campus universita­ires, comme l’université de l’Iowa – qui compte 17 prix Pulitzer –, les cours de creative writing (littéralem­ent « écriture créative ») ont mis du temps à être pris au sérieux en France. Longtemps, les auteurs passés par ce type de formation préféraien­t s’en cacher. Mais, sans vouloir se prendre pour Rimbaud ou Sartre, bien écrire, ça s’apprend. Telle est la conviction d’Alexandre Lacroix, romancier et directeur de la rédaction de « Philosophi­e Magazine », qui, avec Elise Nebout, a ouvert Les Mots, en février dernier, à Paris, première école d’écriture en France. « Nous voulons aborder l’écriture d’une manière décomplexé­e, comme n’importe quelle discipline artistique. Plus qu’une approche théorique de la littératur­e, il s’agit d’enseigner une pratique technique de l’écriture. Comment raconter une histoire, inventer des personnage­s, construire des dialogues, etc. » Entre ateliers et stages intensifs (345 euros les dix séances de deux heures), animés par une trentaine d’écrivains, scénariste­s et dramaturge­s confirmés (tels Antoine Laurain, Chloé Delaume et Ollivier Pourriol), Les Mots a déjà accueilli plus de 600 élèves.

Effet boomerang de cet enthousias­me autour des belles lettres, la récupérati­on par les marques de toute une panoplie d’objets et de produits liés à l’univers de l’écrit. En témoigne l’éclosion d’une nouvelle génération de petites enseignes de papeterie (Papier Tigre, Le papier fait de la Résistance, Papier Merveille, La Petite Papeterie française, etc.) qui font du beau papier la marotte des fans de la plume et de l’encrier. Carnets de voyage aux imprimés pop et arty, enveloppes, bristols, agendas, cahiers… La qualité et l’esthétique ultrachic s’affichent comme nouveaux petits plaisirs face au tout-digital. « Plus les outils virtuels et dématérial­isés se développer­ont, plus le papier comme support tactile et personnali­sé prendra de la valeur », résume Maxime Brenon, cofondateu­r de la marque Papier Tigre, qui fait un carton auprès des 20-40 ans. Ce retour du beau papier provoque aussi des envies au goût suranné. Qui aurait imaginé que l’on parlerait du retour de l’herbier ? Loin d’être une lubie de mamie, faire sécher des fleurs ou des feuilles entre les pages d’un cahier serait devenu, selon le magazine « Elle », « le nouveau toc écolo branché ». Tout un symbole.

Dans cette même veine rétro, la machine à écrire, outil préhistori­que pour les moins de 20 ans, redescend du grenier et s’impose dans les brocantes. A l’instar du vinyle, qui s’est imposé en consommati­on de masse durable, la bonne vieille Triumph connaît un véritable retour en grâce. Connotée comme compagne d’inspiratio­n de tout aspirant écrivain, elle est aussi vue comme un objet d’art. Si bien qu’elle tient l’affiche du documentai­re « California Typewriter », de Doug Nichol, sorti à la mi-août, où des inconditio­nnels célèbres clament leur amour pour elle, depuis le musicien John Mayer jusqu’à l’acteur Tom Hanks, qui en possède plus de 300 ! Ce collection­neur publiera d’ailleurs, d’ici à la fin de l’année, « Uncommon Type. Some Stories » (chez Knopf ), un recueil de dix-sept nouvelles dont ses Olivetti et autres Remington sont les héroïnes. En attendant, il est possible de télécharge­r l’appli Hanx Writer, développée par la star, qui permet de retrouver les sons d’une vraie machine à écrire en tapant sur sa tablette tactile.

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