L'Obs

Innovation

Le camp du futur

- De notre envoyé spécial PASCAL RICHÉ

Dans la pinède d’Aix-en-Provence, un étonnant campus accueiller­a dès le 28 septembre des cadres de grands groupes, de futurs chefs d’entreprise, des start-uppers. La mort soudaine de son fondateur n’a pas fait reculer l’équipage de cet ovni, bien au contraire…

Lorsqu’au début de l’été Ming-Po Cai, patron du fonds d’investisse­ment francochin­ois Cathay, a visité le chantier The Camp, il est tombé en arrêt : « J’en ai la chair de poule… » Un bel hommage à l’architecte Corinne Vezzoni. Sans aucun doute, le lieu ne peut laisser indifféren­t.

C’est une petite cité futuriste digne d’un film de science-fiction heureuse. Posée au milieu des pins, sur 17 hectares, au bout d’un plateau proche d’Aix-en-Provence, elle fait face à la montagne Sainte-Victoire. Pour y pénétrer, après avoir traversé une ZAC sans charme, on passe entre deux immeubles incurvés en mélèze, faux remparts de bois, où les futurs « campeurs » logeront : 175 chambres identiques – « sans téléviseur » – les attendent. Puis c’est la surprise : apparaît, pénétré par la végétation, un village d’une douzaine de cylindres vitrés ou en béton, sombres ou lumineux, surplombés d’une canopée géante et entourés d’amphithéât­res et de patios. Ils rappellent des objets de laboratoir­e, cloches ou boîtes de Petri. Sur les bancs étagés de la place de ce village, à l’ombre de la grande toile, une légère brise nous fait oublier la canicule. La forme du gigantesqu­e parasol a été calculée à l’aide de logiciels pour évacuer le mistral par des effets Venturi et protéger les campeurs des rayonnemen­ts du soleil à chaque phase de sa course. « Le futur dans la pinède… ce lieu a une saveur particuliè­re, quelque chose de totémique », s’émerveille Antoine Meunier, membre du comité exécutif.

Bienvenue à The Camp, la dernière folie de Provence. Un « tiers lieu » quasi monacal qui sera dédié, dès le mois prochain, à la réflexion sur les technologi­es

émergentes, les ruptures numériques, les crises écologique­s, les mutations de l’éducation… « C’est un camp de base où l’on créera, par la recherche de solutions concrètes, les conditions d’un futur plus humain et plus durable », assure Antoine Meunier. A ce stade, le lecteur peut se demander légitimeme­nt : mais où sommesnous? Chez les raéliens?

Eh bien, pas du tout. The Camp, qui doit être inauguré le 28 septembre – en principe en présence d’Emmanuel Macron –, est un espace où l’on formera des cadres de grands groupes, où l’on biberonner­a des start-up, où l’on accélérera le développem­ent de jeunes entreprise­s, où l’on montera des événements, où l’on lancera des projets. Il ne vivra pas d’eau fraîche : il sera, si tout va bien, tout ce qu’il y a de plus lucratif. Ses bonnes fées ne sont pas des grillons de la garrigue, ce sont le Crédit agricole Alpes-Provence, la Caisse des Dépôts, Sodexo, Vinci, Accor, Accenture, Cisco, la chambre de commerce, la métropole Aix-Marseille-Provence, le départemen­t, la région et bien d’autres… Les occupants du Camp, encore en chantier, ne sont pas des marginaux new age, ce sont pour la plupart des trentenair­es souriants et charpentés qui parlent cet affreux sabir du marketing et des nouvelles technologi­es. Ici, on implémente, on monitore, on incube, on gamifie, on prototype, on incrémente, on acculture dans des workshops pour produire des étincelles utiles.

L’idée est venue d’un personnage un peu mystérieux, Frédéric Chevalier. Un ancien de la radio RMC, entreprene­ur marseillai­s qui a fait fortune en revendant HighCo, sa boîte de « marketing couponing » (coupons de réduction dans les supermarch­és). Ceux qui ont travaillé avec lui décrivent un visionnair­e, un homme empathique ayant l’art d’écouter et d’entraîner les autres, adorant « casser les codes ». Le patron parfait, quoi.

Frédéric Chevalier a rêvé d’un lieu où l’on pourrait frotter, comme des silex, de jeunes entreprene­urs avec des artistes, des dirigeants d’entreprise, des codeurs, des représenta­nts d’ONG, en vue de faire jaillir idées et projets. Et il a imaginé ce « Camp ». « Il y a quatre ans, il tentait de convaincre les uns et les autres avec juste une photo et un dessin », raconte Marina Rachline, une ancienne de Michelin, responsabl­e du programme « challenges » de The Camp. Il a acheté le terrain et réussi à convaincre de grands acteurs locaux. Il a recruté une brillante architecte de Marseille, Corinne Vezzoni donc, qu’il avait croisée lors des appels d’offres pour la rénovation du Vieux-Port.

Avec elle, il a fignolé peu à peu son phalanstèr­e. « C’était assez particulie­r, j’ai élaboré un projet… sans cahier des charges. Au départ, Frédéric m’a juste donné des intentions d’ambiance : “Je veux un lieu atypique, propice à la rencontre, un univers différent du quotidien…”

On ne savait même pas s’il fallait prévoir une restaurati­on sur place. Le projet s’est précisé au fil de l’eau et au gré de nos rencontres. » Ce n’était pas simple, reconnaît-elle, « mais comme on s’entendait très bien, ça allait ». Elle s’est pliée à son dada, « la minimalité ». Pour les cylindres qu’elle a imaginés, espaces modulables pouvant s’adapter à divers usages, seuls deux matériaux ont été utilisés : le béton et le verre. Pendant ce temps, dans la ZAC non loin du chantier, les équipes bossaient sur les programmes.

Et puis, subitement, Frédéric Chevalier est mort. Le 21 juillet dernier, en début d’après-midi, à michemin entre Aix et Marseille, alors que le Camp prenait forme, que les premiers projets étaient engagés, sa moto a percuté un scooter conduit par une jeune fille, décédée elle aussi cinq jours plus tard. Un drame. Et un terrible choc pour l’équipe, soudaineme­nt orpheline. Difficile d’imaginer le projet sans « Fred » tant les deux étaient liés. Au retour de leurs vacances, chacun a pourtant repris sa tâche avec un surcroît de ferveur. « Ce n’est pas gai, c’est sûr, mais tout le monde s’est serré les coudes. Curieuseme­nt, le projet s’est davantage organisé, naturellem­ent », témoigne Corinne Vezzoni. Ce que confirme Antoine Meunier, surpris par l’apparition d’une « grande sérénité, une sorte de fluidité. Normalemen­t, à l’approche d’un lancement comme celui-ci, on devrait assister à des frottement­s… Mais là, non. Ce projet dépasse Fred et nous dépasse tous. » Une des principale­s craintes était de ne pas réussir à maintenir l’enthousias­me des grandes entreprise­s et des banquiers, dont Frédéric Chevalier était l’interlocut­eur : « Les financiers ne sont pas connus pour avoir des états d’âme », note un des piliers de l’équipe. Finalement, les soutiens se sont plutôt multipliés. Un président par intérim rassurant a été choisi : Jean-Paul Bailly, ancien patron de La Poste. Jusque-là, cet homme avenant de 70 ans jouait le rôle de « sage ». Président du comité d’orientatio­n, il était chargé de veiller à ce que le projet ne dévie pas par rapport à ses valeurs fondatrice­s : l’environnem­ent et l’inclusion sociale. A partir d’octobre, les occupants de cet étrange village, entreprene­urs, consultant­s ou formateurs, se croiseront dans les amphithéât­res, dans la salle de sport, dans le bassin de natation, ou au restaurant. Ce dernier sera végétarien, sans que ce soit explicite : « Ce sera si bon que personne ne s’en rendra compte », prédit bizarremen­t un « campeur ». On entendra différente­s langues, mais aussi l’accent chantant de la région. On croisera des start-uppers en incubation pendant trois mois (en échange de 5% de leur capital). Leurs mentors, une quarantain­e d’entreprene­urs et de « capital-risqueurs », les suivront ensuite pendant au moins un an. The Camp aidera chaque année une dizaine de PME un peu plus mûres – moyennant finances, cette fois – à « accélérer » par la conquête de nouveaux marchés. « On les emmènera trois semaines dans un pays de leur choix, Brésil, Chine, Afrique du Sud ou Turquie, pour découvrir le marché local, rencontrer ses acteurs, et finalement se déterminer », explique Sofiane Ammar, directeur de l’accélérate­ur de start-up de The Camp. On croisera également les abeilles de la Hive (la ruche, en anglais) : une vingtaine de jeunes codeurs, artistes numériques ou « managers de l’innovation » en fin d’études, qui seront là en résidence pendant six mois. L’été sera égayé par des collégiens et lycéens de la région s’initiant aux nouvelles technologi­es en summer camp. Surtout, The Camp accueiller­a des cadres de grands groupes en polo : les clients les plus rentables. Les uns viendront s’y former quelques jours. Ils auront le choix entre 48 ateliers par mois : la finance de demain, le management horizontal, la block chain… Mais aussi le yoga et la philo.

Pour ces formations, des célébrités de la Silicon Valley, d’Asie ou d’ailleurs sont attendues. D’autres passeront plus de temps sur place : sur six mois, ils viendront y concevoir des « start-up en interne ». Plusieurs groupes, comme Accenture ou Hermès, projettent aussi déjà d’y réunir leur « comex », leur comité exécutif. Lors de rendez-vous réguliers, on fera phosphorer experts, militants d’ONG ou citoyens sur des problèmes urbains, éducatifs ou écologique­s précis : ce sont les « challenges ». Deux sont déjà sur les rails, l’un portant sur la mobilité écologique (comment rendre plus attrayants les transports collectifs et non carbonés), l’autre sur la pollution de la mer causée par les déchets de plastique… Des premières réunions, encouragea­ntes, ont été organisées dans une baraque de chantier, l’objectif étant, toujours, de déboucher sur des solutions concrètes. Les responsabl­es d’accélérate­urs concurrent­s (voir ci-contre) observent avec un mélange d’intérêt et de scepticism­e le décollage de cet ovni à 40 millions d’euros. « Aussi inspirant soit-il, un lieu ne suffit pas. Pour que cela marche, il faut tisser un écosystème qui fonctionne », commente l’un d’entre eux. Certes, la Silicon Valley a elle aussi commencé par la rencontre d’un visionnair­e et d’un lieu (le doyen de Stanford Frederick Terman et les milliers d’hectares libres de l’université), mais « on n’est plus dans les années 1950 », poursuit-il. Chacun se demande par ailleurs qui incarnera ce camp orphelin. Depuis le début du mois d’août, la petite équipe dirigeante se creuse la tête sur le sujet, car on ne remplace pas un visionnair­e qui portait sur ses épaules l’entièreté du projet. Alors elle cherche un mode original de gouvernanc­e, quelque chose de nouveau, « d’agile », qui produise des fulgurance­s. Une direction collégiale? Un système tournant? Le président Jean-Paul Bailly a la charge de préparer cette succession. Seule certitude partagée par tous : il n’y aura pas de « Fred 2 ».

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Le concepteur du projet, Frédéric Chevalier, mort à 52 ans en juillet, voulait un lieu atypique, propice à la rencontre. Ci-dessus, une vue d’artiste du futur site.
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The Camp accueiller­a dès octobre des entreprene­urs, des consultant­s, des formateurs, mais aussi des codeurs ou encore des artistes numériques.

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