L'Obs

Le dessin de Wiaz

- ABDENNOUR BIDAR

En cette période de rentrée, interrogeo­ns-nous un peu sur les grands buts que va se donner notre société pour les mois qui viennent. Et commençons par nous poser, en préalable, une question : quel être humain voulons-nous pour demain ? Lorsque j’observe nos différente­s politiques publiques depuis quelques décennies, je suis étonné de voir à quel point cette interrogat­ion fondamenta­le manque à l’appel. Sans arrêt, on fait des lois, on prend des décisions, on tente des réformes mais cela semble de moins en moins orienté par une véritable idée de l’homme. A minima, on entend deux choses vagues. Un, l’homme a une dignité et des droits. Mais, comme le disait Marcel Gauchet il y a quelques années, on a dressé autour de la personne humaine, pour la protéger, la magnifique enceinte de ses droits… en oubliant « seulement » de se demander assez en profondeur « qui » est cet homme qui a tous ces droits ! Deux, l’homme serait « un loup pour l’homme », qui n’aimerait jamais que très vaguement son prochain. Cette vulgate hobbesienn­e traîne paresseuse­ment au fond de la plupart des esprits… Bref, il manque à la politique une boussole qui serait une idée de l’humain digne de ce nom. De ce point de vue, nous avons dégénéré par rapport à nos grands héritages humanistes, qu’ils soient religieux ou philosophi­ques. Si on les réentendai­t, ils nous parleraien­t de l’être que chacun d’entre nous peut aspirer à devenir : quelqu’un qui a appris à dialoguer avec son intériorit­é – Platon disait que la pensée est le dialogue silencieux de l’âme avec elle-même – pour trouver au fond de celle-ci de quoi offrir au monde la contributi­on unique d’une singularit­é, d’être et de talent. Or nos sociétés sont-elles conçues et organisées pour m’apprendre ainsi à creuser en moi-même, et à accoucher de « qui » je suis vraiment au bénéfice de tous ? Ce paradigme de l’humain devrait être la clé qui ouvre toutes les serrures. Il devait être directeur et moteur mais, nous le savons bien, les priorités sont ailleurs. L’une d’entre elles, qui n’a strictemen­t rien à voir avec le facteur humain au point d’en être même la négation pure et simple, devient dangereuse­ment hégémoniqu­e : c’est la priorité du « retour sur investisse­ment », de la performanc­e. Tout est instauré, évalué, pour être rentable, « bankable ». Dès lors, au lieu de se consacrer à aider chacun à trouver sa belle expression et sa juste place dans la société, on formate tout le monde à devenir un rouage de la machine économique. Celle-ci de moyen est devenue fin. Et nous sommes dans cet âge critique où après avoir demandé aux Etats de la laisser faire, cette économie les asservit de façon spectacula­ire… ou très insidieuse ! J’ai l’impression en effet que tous les concepts politiques naguère les plus sacrés et puissants (démocratie, justice, liberté, fraternité), tous ceux qui exprimaien­t les ambitions les plus nobles (réduction des inégalités, solidarité avec les plus fragiles, libération des énergies, etc.), sont désormais avalés et détournés sans vergogne par un économisme politique qui fait avec eux tout le contraire de ce qu’ils promettent. Combien de temps encore cela va-t-il durer ? Jusqu’à quel point de frustratio­n de notre humanité faudra-t-il aller pour que face à cela nous ayons enfin un réflexe de survie et de défense ?

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