L'Obs

Pierre Bergé, en toutes lettres

- par JÉRÔME GARCIN

Sur la pointe des pieds, Pierre Bergé a enfin rejoint ceux qu’il a tant aimés, et qui lui manquaient tant. Jean Giono, le grand écrivain du bonheur et du soleil, qu’il allait autrefois voir à Manosque et qu’il aidait, chaque Toussaint, à porter des chrysanthè­mes sur la tombe de ses parents. L’incompris Jean Cocteau, chez lequel il admirait l’art de « se mêler de tout » et d’« épouser la modernité », et dont il avait si bien appliqué, tout au long de sa vie, l’obstiné précepte : « Ce qu’on te reproche, cultive-le, c’est toi. » Ou encore Louis Aragon, piètre démocrate, mais auteur de poèmes « parmi les plus beaux de notre langue », dont il fut le très éphémère secrétaire après la mort d’Elsa Triolet, et avec lequel il ne cessa, en riant, de se brouiller pour mieux se réconcilie­r.

On avait fini par l’oublier, tellement la mythologie Saint Laurent était anthropoph­age, mais la littératur­e fut la grande affaire de celui qui, tout jeune, allait visiter Céline à Meudon et Mac Orlan à SaintCyr-sur-Morin. D’ailleurs, lorsque, à 18 ans, il quitta La Rochelle pour Paris, c’était avec la seule ambition de devenir écrivain. S’il attendit longtemps avant de publier, dans la collection Blanche qui fut l’université de ce garçon sans bachot, ses propres textes (« Les jours s’en vont je demeure », 2003, un recueil d’admiration­s, et « Lettres à Yves », 2010, un adieu épistolair­e au couturier couturé, sa passion fixe), il fit ses débuts profession­nels dans une librairie, dont il était le courtier, vendant l’après-midi les livres qu’il avait dénichés le matin. Soixante ans plus tard, apprenant que le manuscrit de « Madame Bovary » était disponible sur le Net, il ne put cacher à Yves Saint Laurent, dans une lettre posthume datée d’avril 2009, son émotion et son enchanteme­nt: « C’est l’événement le plus stupéfiant depuis qu’on a marché sur la Lune. “Bovary”, le chefd’oeuvre des chefs-d’oeuvre, le manuscrit sur lequel Flaubert confronte son martyre et son génie!» Les jours s’en allaient, Pierre Bergé demeurait.

Sur un ton à la fois tendre et cassant qui était sa marque, il répétait volontiers : « Ce n’est pas le temps qui nous éloigne des choses, seulement nos habitudes. » Or, il ne s’était jamais déshabitué de lire. Ce verbe l’empêchait de vieillir. Car s’il continuait de fréquenter, dans de vieilles et luxueuses éditions, Montaigne, Retz, Chateaubri­and, Stendhal ou Morand, ainsi que leurs étincelant­s préfaciers : Gide, Morand, Gracq, Valéry et Proust, il dévorait, avec une boulimie d’homme maigre, les romans de nos contempora­ins. Au jury du prix Décembre, qu’il présidait et finançait, il n’était pas le moins curieux ni le moins enflammé. C’est ainsi que l’ami de Giono adouba Angot et qu’il fit couronner Yannick Haenel, Régis Jauffret, Mathias Enard ou Jean-Philippe Toussaint. Car la littératur­e d’hier et d’aujourd’hui fut sans doute l’unique refuge de ce mélancoliq­ue contrarié. C’est là que la personnali­té publique cachait ses secrets, ses regrets, ses remords. Là aussi que le mécène fortuné retrouvait son enfance édénique et atlantique. C’est aux écrivains, à eux seuls, qu’il réserva ses ultimes confidence­s. Et à Montaigne en particulie­r : « Si j’avais à revivre, je revivrais comme j’ai vécu: ni je ne plains le passé, ni je ne crains l’avenir. »

 ??  ?? Pierre Bergé et Yves Saint Laurent, dans le jardin de leur maison, Dar es Saada, à Marrakech, en mai 1976.
Pierre Bergé et Yves Saint Laurent, dans le jardin de leur maison, Dar es Saada, à Marrakech, en mai 1976.

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