L'Obs

Une vie d’engagement­s

- par MATTHIEU CROISSANDE­AU

Avec ce siècle qui commence, beaucoup de choses vont disparaîtr­e, ont déjà disparu. Sans doute d’autres existent, existeront, mais ce ne sera plus pareil. » Ainsi parlait Pierre Bergé, dans la postface du joli livre (1) qu’il consacra, il y a quatorze ans, à celles et ceux qu’il avait croisés au cours de sa vie et qu’il avait aimés. La fidélité était pour lui une façon d’être, une élégance, un art de vivre. Car fidèle, Bergé l’était autant à ses passions qu’à ses emportemen­ts. Il méprisait les grandes trahisons comme les petits reniements et défendait les siens jusqu’à la mauvaise foi. « J’assume totalement, expliquait-il en souriant. C’est de bonne guerre, et puis, c’est mon droit ! »

Autodidact­e surdoué, amoureux de la mode, des arts et des lettres, Pierre Bergé fut aussi tout au long de sa vie un homme de causes et d’engagement­s. A 18 ans, alors qu’il vient d’arriver à Paris, il côtoie le pacifiste américain Garry Davis qui milite pour une citoyennet­é mondiale. Il est aussitôt séduit par la démarche. « Son mérite fut d’avoir compris que l’utopie pouvait mobiliser les volontés, qu’elle seule balisait le futur, comme le compas indique le cap », écrira plus tard Bergé, qui partagea à cette occasion une cellule avec Albert Camus, après avoir jeté des tracts, en pleine séance, lors de la troisième assemblée générale des Nations unies.

Au cours des décennies qui suivirent, l’homme d’affaires devenu millionnai­re mit toute son énergie, ses réseaux et sa fortune au service des combats qu’il s’était choisis. Homosexuel assumé à une époque où les choses étaient moins faciles qu’aujourd’hui, il ferrailla jusqu’à ses derniers jours pour l’égalité des droits. De la recherche contre le sida à la gestation pour autrui, en passant bien sûr par la défense du mariage pour tous, ses prises de positions en firent la tête de Turc des homophobes et des réacs de tout poil. Bravache, Bergé préférait en sourire, assurant prendre leurs injures comme autant « de décoration­s ».

Lui qui vota à droite puis à gauche après sa rencontre avec François Mitterrand fut un compagnon indéfectib­le et fort généreux de nombreux socialiste­s. Mais cet adversaire résolu du Front national et de la droite conservatr­ice jetait sur la gauche un regard désolé ces derniers temps. « Je connais ceux contre lesquels je me bats, même si je ne reconnais pas toujours ceux pour lesquels je me bats », confiait-il l’an dernier. Durant la campagne présidenti­elle, il se rangea sans états d’âme derrière la candidatur­e d’Emmanuel Macron, avec la gourmandis­e de ceux qui n’aiment rien tant que bousculer l’ordre établi.

Monté à Paris au lendemain de la guerre pour embrasser une carrière de journalist­e, Pierre Bergé attendit le dernier tiers de sa vie pour devenir un homme de presse accompli. Presse d’opinion et de combat avec « Globe Hebdo » et « Têtu », presse d’informatio­n avec le rachat du groupe Le Monde, puis de « l’Obs » aux côtés de Xavier Niel et de Matthieu Pigasse. Passionné par l’actualité, lecteur attentif et critique, il ne se privait pas d’exprimer son avis, mais toujours a posteriori et sans jamais chercher à imposer ses vues, ni remettre en cause notre indépendan­ce. Pierre Bergé avait une trop grande conception de la liberté pour renier les principes avec lesquels il avait conduit sa vie.

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(1) « Les jours s'en vont je demeure », par Pierre Bergé, Gallimard, 2003.
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