L'Obs

La maison Le Tellier

TOUTES LES FAMILLES HEUREUSES, PAR HERVÉ LE TELLIER, JC LATTÈS, 224 P., 17 EUROS.

- JÉRÔME GARCIN

Au début, on dirait une farce. Il est vrai qu’avec l’oulipien Hervé Le Tellier (photo), sociétaire des « Papous dans la tête », dramaturge satirique de « Moi et François Mitterrand » et auteur de « la Disparitio­n de Perek », on s’attend à sourire. Or, on rit. Dès les premières pages, Hervé Le Tellier confesse en effet être « un monstre ». Il s’amuse de n’avoir éprouvé aucune tristesse en apprenant la mort de son père. (Le père, Serge Goupil, toujours aux abonnés absents pour son fils, avait inventé, dans sa baignoire, un « magasin pour arbalète sous-marine fonctionna­nt par dépression », ainsi qu’un « dispositif de nivellemen­t transversa­l de remorques en stationnem­ent », et il avait quitté la mère d’Hervé pour épouser une Praguoise qui, après lui avoir donné une fille, partit ouvrir un restaurant thaïlandai­s à Porte-chapeau). Il se plaint surtout d’avoir subi, tout au long de sa vie, les délires de sa mère, Marceline, ex-prof d’anglais, une foldingue en liberté, une Gorgone enragée, dont ce récit dresse l’impression­nante liste des insultes (« Espèce de salaud ! »), des furies destructri­ces (elle découpait des photos où figurait son fils) et des haines moisies. Il imagine aussi, devant une église, le cercueil de son beau-père faisant exploser le pare-brise d’une voiture et la difficulté à établir, entre les véhicules A et B, un constat à l’amiable. Ce jour-là, on enterrait l’hypocondri­aque Guy Le Tellier, qui donna son patronyme à son beau-fils et lui légua un compte en Suisse très fourni, mais non déclaré – un héritage bien embarrassa­nt pour celui qui, en 2012, pourfendai­t la fraude fiscale dans la lettre matinale et électroniq­ue du « Monde ». Bref, à une époque où, en littératur­e, le malheur est devenu une posture, on applaudit l’art et la manière avec lesquels le billettist­e de « Guerre et plaies », qui fut auxiliaire à la morgue de Cochin, flasheur à « Libération » et gardien de nuit en clinique psychiatri­que, tourne son enfance désastreus­e en dérision et sa parentèle en grand-guignol. Jusqu’au moment où il évoque le suicide de sa fiancée: « Piette était enceinte de quatre mois quand elle se jeta sous un train. » Une heure plus tôt, en sortant de l’hôpital où elle était soignée pour troubles maniaco-dépressifs, elle avait laissé un message sur le répondeur : « Viens me chercher, vite, je t’aime. » Il n’était pas allé la chercher. C’est sans doute pour ce petit paragraphe, serré comme un poing au milieu de la page 189, qu’Hervé Le Tellier a écrit, assis dans un vieux siège de DS, ce récit d’une provocante délicatess­e et d’une impudente pudeur dans lequel il se force à persifler afin de mieux cacher ses larmes. On peut y voir aussi un bel éloge de la fuite, du sauve-qui-peut salvateur.

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