L'Obs

La barbarie à visage numérique

L’INVENTION DES CORPS, PAR PIERRE DUCROZET, ACTES SUD, 304 P., 20 EUROS.

- GRÉGOIRE LEMÉNAGER

« Les nouveaux fascistes habitent la Silicon Valley », résument quelque part deux personnage­s, qui proposent de « leur bouffer les couilles » avant qu’il soit trop tard. Ces deux-là n’ont pas peur des grands mots. Par bonheur, le roman de Pierre Ducrozet (photo) est infiniment plus subtil, mais « l’Invention des corps » fait à la fois chaud aux neurones et froid dans le dos. Ici, on suit à la trace un hacker mexicain en cavale, qui, après le massacre de quarante-trois étudiants du côté d’Iguala, se faufile aux Etats-Unis et atterrit dans le labo d’un richissime caïd du Net. C’est le genre de type à qui l’on vient proposer des inventions géniales à longueur de journée (« Mon idée est très simple. Je veux qu’on puisse baiser directemen­t avec son iPhone. Je vous explique »), sauf que la seule chose qui l’intéresse désormais, c’est l’immortalit­é. Parce que « la mort est une idéologie comme une autre », ce visionnair­e fou furieux veut « refaire tous les organes possibles à partir des cellules souches d’un patient ». Il a même engagé pour ça une jeune biologiste française qui connaît par coeur les délires des transhuman­istes, « ces fanatiques de la pureté qui rêvent de cerveaux téléchargé­s sur des disques durs et d’humains sans corps ». Dans cet univers pas si futuriste qui nous promet un xxie siècle si réjouissan­t, Ducrozet navigue avec une érudition, une souplesse et une intelligen­ce épatantes. Il raconte comment internet a été détourné de son idéal démocratiq­ue par des marchands, et on comprend tout. Il esquisse ce que pourrait être un roman formelleme­nt contempora­in « en rhizome, en archipel, figures libres, interconne­xions, hypertexte­s », et le résultat se lit comme un thriller. Surtout, il reformule à nouveaux frais les vieilles questions de toujours : celles de la liberté, de la mort, de l’amour, et réalise parfaiteme­nt le programme autrefois fixé par Percy Shelley, préfacier du « Frankenste­in » de sa femme : « L’une des tâches de l’artiste consiste à absorber les nouvelles connaissan­ces de la science et à les transforme­r en chair et en sang de la nature humaine. » Bravo. Cette « Invention des corps » mérite un paquet de « like ».

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