L'Obs

Etats-Unis Bernie Sanders : « Le socialisme doit être pertinent »

Alors que “Notre révolution”, le best-seller de Bernie Sanders, sort cette semaine en France, l’infatigabl­e leader de l’opposition à Trump a accordé à “l’Obs” un long entretien

- De notre correspond­ant à Washington, PHILIPPE BOULET GERCOURT

Ils sont là, en short et tee-shirt, un couple de jeunes touristes belges flamands venus rencontrer leur idole, leur héros, leur dieu vivant : Bernie Sanders. Ils ont franchi comme tout le monde le portique de sécurité du Dirksen Senate Office Building, le bâtiment des sénateurs derrière le Capitole, sans qu’on leur demande la moindre pièce d’identité, et les voici maintenant au premier étage, bureau 332. Deux réceptionn­istes guère plus âgés les accueillen­t gentiment – « on a l’habitude », glisse l’un. « J’ai soutenu Bernie alors qu’il

pointait à 2% dans les sondages », claironne le jeune Belge. Hélas, pas de Bernie, le sénateur est occupé ailleurs… Les deux se prennent en photo devant une pancarte et repartent un peu dépités.

Quelle belle revanche pour celui qui est désormais l’homme politique le plus populaire des EtatsUnis, si l’on en croit un sondage Harvard-Harris. Un peu plus d’un an après avoir concédé sa défaite face à Hillary Clinton, l’espoir de la gauche de la gauche américaine ne s’est pas contenté de panser ses plaies. Après avoir retracé son incroyable campagne dans un livre, qui sera en librairies le 20 septembre en France, Bernie est reparti en campagne pour défendre ses idées. Infatigabl­e malgré ses 76 ans, il sillonne le pays dans tous les sens, a fondé un think tank (le Sanders Institute), créé une plateforme de dons pour les élections locales, soutenu une myriade de candidats, publié un autre livre fin août et, surtout, vu bon nombre de ses propositio­ns reprises par le Parti démocrate.

Du salaire horaire minimum à 15 dollars à l’éducation supérieure gratuite en passant par la santé pour tous, ses idées, jugées extrêmes il ya à peine deux ans, gagnent de plus en plus d’adeptes au sein du parti, y compris chez des candidats putatifs à la présidence en 2020, qui savent qu’ils devront décrocher le soutien d’une base démocrate plus à gauche que l’électorat en général. Victoire en rase campagne? Non, bien sûr. Les démocrates continuent de surveiller leurs électeurs centristes comme le lait sur le feu, et la question reste entière de savoir si l’Amérique est prête à embrasser une social-démocratie à l’européenne. Mais le rasle-bol face aux inégalités grotesques du pays est bien réel, et il rapproche l’Amérique de Bernie.

Lui-même n’a pas changé depuis la présidenti­elle. L’amertume de la défaite des primaires reste à fleur de peau, surgissant sans prévenir au détour d’une phrase. Il vous accueille avec son air grognon de service et marmonne : « Je n’ai pas beaucoup de temps. » Et puis l’on discute, il s’anime, se passionne, sourit et regrette de devoir vous abandonner une petite demi-heure plus tard.

Convaincu, fondamenta­lement honnête, indifféren­t aux honneurs et aux vivats, Sanders est capable d’aligner devant son public une litanie de statistiqu­es dignes d’un expert de l’Insee. Il ne cherche pas à plaire, mais ne déplaît jamais gratuiteme­nt. Il est le

« papy cash » de la politique américaine, à la fois anachroniq­ue et nécessaire. En huit mois de présidence, Donald Trump vous a-t-il surpris? Non. Il a mené campagne en parlant de sujets importants. Il a joué sur la colère et la frustratio­n de beaucoup de gens face à une économie mondialisé­e qui les ignore. Perdre des emplois payés décemment à cause de mauvais accords commerciau­x, payer très cher les médicament­s ou ne pas être couvert par l’assurance-maladie : tous ces problèmes sont réels.

Malheureus­ement, Trump est un menteur pathologiq­ue et tout ce qu’il dit n’a rien à voir avec la façon dont il gouverne. Au lieu d’être le champion des classes populaires, il est celui des milliardai­res. Votre livre sur la présidenti­elle de 2016 sort aujourd’hui en France, celui de Hillary Clinton vient de paraître aux Etats-Unis. Dans son livre, elle écrit ceci à votre sujet : « Il ne s’est pas lancé dans cette campagne pour s’assurer qu’un démocrate soit élu à la Maison-Blanche, il l’a fait pour déstabilis­er le Parti démocrate. » Est-ce ainsi que vous voyez les choses? Quelle ânerie. Hillary Clinton s’est lancée avec le soutien de presque tout l’establishm­ent démocrate. Tous les grands quotidiens, sauf un, ont appelé à voter pour elle aux primaires, et elle a démarré avec un avantage de 400 super-délégués. Malgré cela, elle a eu toutes les peines du monde à me battre, moi qui étais pour ainsi dire inconnu quand je me suis lancé, sans organisati­on, sans argent, sans rien.

Les faits parlent d’eux-mêmes : après avoir perdu les primaires et conclu un accord avec Hillary, je me suis vigoureuse­ment engagé à ses côtés à la fin de la campagne et j’ai fait tout ce qu’il était possible de faire pour qu’elle gagne. Elle écrit aussi : « De toute évidence, le Parti démocrate s’est gauchisé depuis quinze ans, pas droitisé. » Etes-vous d’accord? C’est ce qu’elle a écrit ? Oui. Bien sûr que le parti s’est gauchisé, mais cela s’est surtout fait au cours des toutes dernières années. Mais est-ce le cas depuis quinze ans, comme elle l’affirme? Non, non, non, non, ce n’est pas vrai. Et, pour remonter encore plus loin dans le passé, sous la présidence de son mari par exemple, Wall Street a été déréglemen­té, l’aide sociale, réformée, et de mauvais accords commerciau­x ont été passés. Les démocrates se sont égarés, je crois, en perdant le contact avec les besoins des classes populaires et en se mettant trop à l’écoute des riches et des grandes entreprise­s, plutôt que de se battre pour les travailleu­rs et s’en prendre aux puissants intérêts particulie­rs.

C’est cela, le problème du Parti démocrate. Mais, depuis quelques années, on voit émerger beaucoup d’idées qui semblaient auparavant utopiques, comme l’assurance-maladie pour tous, le salaire minimum à 15 dollars de l’heure, le fait d’investir 1 000 milliards de dollars pour reconstrui­re nos infrastruc­tures ou la gratuité de l’enseigneme­nt supérieur. La gauche américaine risque-t-elle d’imploser? Les différence­s internes semblent de plus en plus irréconcil­iables… Cela fait des années que ces divergence­s existent, l’aile progressis­te contre l’aile modérée, moi contre Hillary. Sur le plan idéologiqu­e, je crois que les progressis­tes sont en train de l’emporter : les jeunes, les classes populaires adoptent notre point de vue, bon nombre de syndicats vont nous rejoindre sur l’assurance-maladie généralisé­e, ainsi que de nombreux représenta­nts des minorités.

Mais il ne faut pas oublier l’objectif final : cela doit se passer de manière civilisée. Hillary Clinton a le droit d’avoir son point de vue, et nous avons le devoir de l’écouter. Je crois qu’elle a tort sur de nombreux points, mais cela n’en fait pas pour autant quelqu’un de mauvais. Nous devons simplement débattre et aller de l’avant. Vous-même aux Etats-Unis, Jeremy Corbyn en Grande-Bretagne, Pablo Iglesias en Espagne, Jean-Luc Mélenchon en France… Comment expliquez-vous ce surgisseme­nt de la gauche populiste dans les grandes démocratie­s? De par le monde, des centaines de millions de personnes ont été laissées sur le bas-côté d’une économie mondialisé­e en proie à un changement rapide. Des salariés qui travaillai­ent dans l’industrie manufactur­ière ont perdu leur emploi à cause de mauvais accords de libre-échange ou du fait de la robotisati­on, des exploitati­ons agricoles familiales ont été avalées par l’agricultur­e industriel­le… Les gens se sentent marginalis­és, ignorés, ils ont le sentiment d’une indifféren­ce à leur souffrance. Voilà pourquoi ceux qui s’intéressen­t à leurs problèmes rencontren­t un écho, chez les jeunes en particulie­r. Ce n’est pas étonnant : vous avez des régions entières, aux Etats-Unis, où le taux de chômage des jeunes atteint 20% à 30%, et dans certains pays d’Europe comme l’Espagne ou la Grèce, c’est encore pire, une génération entière est sans travail. Vous connaissez Jean-Luc Mélenchon? Non. Quand des hommes politiques, comme lui, parlent d’« insurrecti­on citoyenne », comment réagissez-vous? Le pouvoir se conquiert-il dans la rue ou dans les urnes? Notre priorité actuelle, aux Etats-Unis, est le fait que nous vivons dans un pays où la conscience politique est assez faible et où le gouverneme­nt est dominé par les riches et les gros intérêts économique­s. La participat­ion électorale est nettement plus faible que dans les autres démocratie­s, et les républicai­ns font tout ce qu’ils peuvent pour décourager le vote de bien des gens, en déployant toute une panoplie de stratagème­s.

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