Etats-Unis Bernie Sanders : « Le socialisme doit être pertinent »
Alors que “Notre révolution”, le best-seller de Bernie Sanders, sort cette semaine en France, l’infatigable leader de l’opposition à Trump a accordé à “l’Obs” un long entretien
Ils sont là, en short et tee-shirt, un couple de jeunes touristes belges flamands venus rencontrer leur idole, leur héros, leur dieu vivant : Bernie Sanders. Ils ont franchi comme tout le monde le portique de sécurité du Dirksen Senate Office Building, le bâtiment des sénateurs derrière le Capitole, sans qu’on leur demande la moindre pièce d’identité, et les voici maintenant au premier étage, bureau 332. Deux réceptionnistes guère plus âgés les accueillent gentiment – « on a l’habitude », glisse l’un. « J’ai soutenu Bernie alors qu’il
pointait à 2% dans les sondages », claironne le jeune Belge. Hélas, pas de Bernie, le sénateur est occupé ailleurs… Les deux se prennent en photo devant une pancarte et repartent un peu dépités.
Quelle belle revanche pour celui qui est désormais l’homme politique le plus populaire des EtatsUnis, si l’on en croit un sondage Harvard-Harris. Un peu plus d’un an après avoir concédé sa défaite face à Hillary Clinton, l’espoir de la gauche de la gauche américaine ne s’est pas contenté de panser ses plaies. Après avoir retracé son incroyable campagne dans un livre, qui sera en librairies le 20 septembre en France, Bernie est reparti en campagne pour défendre ses idées. Infatigable malgré ses 76 ans, il sillonne le pays dans tous les sens, a fondé un think tank (le Sanders Institute), créé une plateforme de dons pour les élections locales, soutenu une myriade de candidats, publié un autre livre fin août et, surtout, vu bon nombre de ses propositions reprises par le Parti démocrate.
Du salaire horaire minimum à 15 dollars à l’éducation supérieure gratuite en passant par la santé pour tous, ses idées, jugées extrêmes il ya à peine deux ans, gagnent de plus en plus d’adeptes au sein du parti, y compris chez des candidats putatifs à la présidence en 2020, qui savent qu’ils devront décrocher le soutien d’une base démocrate plus à gauche que l’électorat en général. Victoire en rase campagne? Non, bien sûr. Les démocrates continuent de surveiller leurs électeurs centristes comme le lait sur le feu, et la question reste entière de savoir si l’Amérique est prête à embrasser une social-démocratie à l’européenne. Mais le rasle-bol face aux inégalités grotesques du pays est bien réel, et il rapproche l’Amérique de Bernie.
Lui-même n’a pas changé depuis la présidentielle. L’amertume de la défaite des primaires reste à fleur de peau, surgissant sans prévenir au détour d’une phrase. Il vous accueille avec son air grognon de service et marmonne : « Je n’ai pas beaucoup de temps. » Et puis l’on discute, il s’anime, se passionne, sourit et regrette de devoir vous abandonner une petite demi-heure plus tard.
Convaincu, fondamentalement honnête, indifférent aux honneurs et aux vivats, Sanders est capable d’aligner devant son public une litanie de statistiques dignes d’un expert de l’Insee. Il ne cherche pas à plaire, mais ne déplaît jamais gratuitement. Il est le
« papy cash » de la politique américaine, à la fois anachronique et nécessaire. En huit mois de présidence, Donald Trump vous a-t-il surpris? Non. Il a mené campagne en parlant de sujets importants. Il a joué sur la colère et la frustration de beaucoup de gens face à une économie mondialisée qui les ignore. Perdre des emplois payés décemment à cause de mauvais accords commerciaux, payer très cher les médicaments ou ne pas être couvert par l’assurance-maladie : tous ces problèmes sont réels.
Malheureusement, Trump est un menteur pathologique et tout ce qu’il dit n’a rien à voir avec la façon dont il gouverne. Au lieu d’être le champion des classes populaires, il est celui des milliardaires. Votre livre sur la présidentielle de 2016 sort aujourd’hui en France, celui de Hillary Clinton vient de paraître aux Etats-Unis. Dans son livre, elle écrit ceci à votre sujet : « Il ne s’est pas lancé dans cette campagne pour s’assurer qu’un démocrate soit élu à la Maison-Blanche, il l’a fait pour déstabiliser le Parti démocrate. » Est-ce ainsi que vous voyez les choses? Quelle ânerie. Hillary Clinton s’est lancée avec le soutien de presque tout l’establishment démocrate. Tous les grands quotidiens, sauf un, ont appelé à voter pour elle aux primaires, et elle a démarré avec un avantage de 400 super-délégués. Malgré cela, elle a eu toutes les peines du monde à me battre, moi qui étais pour ainsi dire inconnu quand je me suis lancé, sans organisation, sans argent, sans rien.
Les faits parlent d’eux-mêmes : après avoir perdu les primaires et conclu un accord avec Hillary, je me suis vigoureusement engagé à ses côtés à la fin de la campagne et j’ai fait tout ce qu’il était possible de faire pour qu’elle gagne. Elle écrit aussi : « De toute évidence, le Parti démocrate s’est gauchisé depuis quinze ans, pas droitisé. » Etes-vous d’accord? C’est ce qu’elle a écrit ? Oui. Bien sûr que le parti s’est gauchisé, mais cela s’est surtout fait au cours des toutes dernières années. Mais est-ce le cas depuis quinze ans, comme elle l’affirme? Non, non, non, non, ce n’est pas vrai. Et, pour remonter encore plus loin dans le passé, sous la présidence de son mari par exemple, Wall Street a été déréglementé, l’aide sociale, réformée, et de mauvais accords commerciaux ont été passés. Les démocrates se sont égarés, je crois, en perdant le contact avec les besoins des classes populaires et en se mettant trop à l’écoute des riches et des grandes entreprises, plutôt que de se battre pour les travailleurs et s’en prendre aux puissants intérêts particuliers.
C’est cela, le problème du Parti démocrate. Mais, depuis quelques années, on voit émerger beaucoup d’idées qui semblaient auparavant utopiques, comme l’assurance-maladie pour tous, le salaire minimum à 15 dollars de l’heure, le fait d’investir 1 000 milliards de dollars pour reconstruire nos infrastructures ou la gratuité de l’enseignement supérieur. La gauche américaine risque-t-elle d’imploser? Les différences internes semblent de plus en plus irréconciliables… Cela fait des années que ces divergences existent, l’aile progressiste contre l’aile modérée, moi contre Hillary. Sur le plan idéologique, je crois que les progressistes sont en train de l’emporter : les jeunes, les classes populaires adoptent notre point de vue, bon nombre de syndicats vont nous rejoindre sur l’assurance-maladie généralisée, ainsi que de nombreux représentants des minorités.
Mais il ne faut pas oublier l’objectif final : cela doit se passer de manière civilisée. Hillary Clinton a le droit d’avoir son point de vue, et nous avons le devoir de l’écouter. Je crois qu’elle a tort sur de nombreux points, mais cela n’en fait pas pour autant quelqu’un de mauvais. Nous devons simplement débattre et aller de l’avant. Vous-même aux Etats-Unis, Jeremy Corbyn en Grande-Bretagne, Pablo Iglesias en Espagne, Jean-Luc Mélenchon en France… Comment expliquez-vous ce surgissement de la gauche populiste dans les grandes démocraties? De par le monde, des centaines de millions de personnes ont été laissées sur le bas-côté d’une économie mondialisée en proie à un changement rapide. Des salariés qui travaillaient dans l’industrie manufacturière ont perdu leur emploi à cause de mauvais accords de libre-échange ou du fait de la robotisation, des exploitations agricoles familiales ont été avalées par l’agriculture industrielle… Les gens se sentent marginalisés, ignorés, ils ont le sentiment d’une indifférence à leur souffrance. Voilà pourquoi ceux qui s’intéressent à leurs problèmes rencontrent un écho, chez les jeunes en particulier. Ce n’est pas étonnant : vous avez des régions entières, aux Etats-Unis, où le taux de chômage des jeunes atteint 20% à 30%, et dans certains pays d’Europe comme l’Espagne ou la Grèce, c’est encore pire, une génération entière est sans travail. Vous connaissez Jean-Luc Mélenchon? Non. Quand des hommes politiques, comme lui, parlent d’« insurrection citoyenne », comment réagissez-vous? Le pouvoir se conquiert-il dans la rue ou dans les urnes? Notre priorité actuelle, aux Etats-Unis, est le fait que nous vivons dans un pays où la conscience politique est assez faible et où le gouvernement est dominé par les riches et les gros intérêts économiques. La participation électorale est nettement plus faible que dans les autres démocraties, et les républicains font tout ce qu’ils peuvent pour décourager le vote de bien des gens, en déployant toute une panoplie de stratagèmes.