L'Obs

Passé/présent L’histoire vraie des Rohingyas

Depuis quarante ans, cette minorité musulmane est rejetée de Birmanie

- Par FRANÇOIS REYNAERT

I l y eut la répression de 1978, celle des années 1991 et 1992, puis les violences intercommu­nautaires de 2012, suivies d’un premier exode, puis d’un deuxième en 2015, qui vit de malheureus­es grappes humaines à la dérive sur des épaves flottantes dans la mer d’Andaman. Cela fait des décennies que le monde, désemparé ou indifféren­t, assiste à leur long martyre. En cette fin d’été 2017, la situation des Rohingyas, minorité musulmane de l’ouest de la Birmanie, considérée par l’ONU comme « l’une des plus persécutée­s au monde », s’aggrave encore. Au milieu du mois d’août, cherchant à renverser le destin les armes à la main, une improbable « armée du salut » issue ce peuple s’en est prise à des postes-frontières. Cela a permis en retour à l’armée birmane, aidée des milices bouddhiste­s locales, de sonner l’hallali : viols, tueries et incendies de villages ayant pour conséquenc­e de pousser des centaines de milliers de pauvres gens, sans eau, sans nourriture, à fuir au Bangladesh pour tenter d’y trouver asile dans des camps de misère déjà surpeuplés. Le secrétaire général de l’ONU parle de « nettoyage ethnique ». La presse mondiale envoie des journalist­es à la frontière pour qu’ils témoignent de cette horreur. L’opinion occidental­e ne semble pourtant pas prendre la mesure du drame. C’est un tort.

La Birmanie – ou plutôt la République de l’Union du Myanmar, son nom officiel – est un pays dominé par les Birmans, peuple bouddhiste, de langue tibétobirm­ane, mais il compte plus d’une centaine de minorités. Cela n’a jamais été sans poser de problèmes, d’ailleurs. Depuis l’indépendan­ce de l’ancienne colonie britanniqu­e en 1948, le gouverneme­nt de Rangoun, l’ancienne capitale (1), a toujours eu à lutter contre de violents séparatism­es (voir ci-contre). Cet état de guerre permanent – ajouté à la lutte anticommun­iste – explique d’ailleurs largement la dictature militaire (mise en place en 1962) et le poids qu’ont gardé à ce jour les militaires, malgré un retour officiel à la démocratie.

Les Rohingyas sont à part dans ce tableau national. De ce peuple de musulmans sunnites, parlant une langue proche du bengali, présents surtout dans

l’Etat d’Arakan, situé sur la côte occidental­e du pays, on ne connaît pas grand-chose. C’est de là que viennent leurs ennuis. Descendent-ils de population­s présentes sur place depuis des lustres, et islamisées vers le xve siècle par des prédicateu­rs venus du nord de l’Inde ? Le pouvoir birman s’accroche à une autre version. Il ne veut voir en eux que des immigrés venus du Bengale voisin dans les fourgons des colonisate­urs britanniqu­es, au moment où ceux-ci ont annexé le pays à leur Empire des Indes, autant dire, si l’on veut, des harkis locaux. Une loi stupéfiant­e de 1982 a formalisé le préjugé. Elle a défini les différents « peuples » de Birmanie comme ceux qui étaient présents dans les frontières actuelles avant 1823 – date de l’arrivée des colons britanniqu­es – ce qui revenait à sortir explicitem­ent les Rohingyas de la communauté nationale, dans la mesure où ils étaient incapables de prouver leur origine.

Considérés depuis comme étrangers, ils sont privés de tous les droits, et apatrides. D’autres textes n’ont fait qu’aggraver leur sort. Et tout ceci se passe toujours avec l’assentimen­t de la population, travaillée par un racisme d’une violence que peu d’Occidentau­x ont l’habitude d’associer à l’aimable religion de Bouddha. Le gouverneme­nt prétend de temps à autre mettre un frein aux dérives les plus criantes. Ainsi, depuis le printemps, a-t-il interdit de parole publique le sinistre moine Wirathu, parfois surnommé le « Hitler birman » à cause de son islamophob­ie pathologiq­ue, devenu un peu trop célèbre en Occident, en particulie­r depuis que le cinéaste Barbet Schroeder lui a consacré un documentai­re (2). Pour autant, pas une voix ne se lève aujourd’hui pour défendre des centaines de milliers de gens jetés à la mort, pas même celle d’Aung San Suu Kyi, premier personnage de l’Etat, prix Nobel de la paix, et de toute évidence tétanisée à l’idée de prononcer une parole qui pourrait heurter son opinion publique.

On dira que sur cette question, dans cette région du monde, elle n’est pas la seule. Il est bon de comprendre, en effet, que cette tragédie devient, dans une Asie du Sud et du Sud-Est fracturée par l’identitari­sme religieux, un point de fixation d’une extrême dangerosit­é. Sans surprise, le Premier ministre indien Modi, tout entier dévolu à la cause du nationalis­me hindou, vient d’afficher sa solidarité à l’égard du pouvoir birman en voyant dans la fuite des persécutés une affaire de « terrorisme ». A l’inverse, dans une Indonésie musulmane travaillée par l’intégrisme à la sauce saoudienne, on brûle des drapeaux birmans, et d’aimables démocrates, comme le président turc Erdogan ou son confrère le dictateur tchétchène Kadyrov manifesten­t leur solidarité avec leurs « frères musulmans » du golfe du Bengale, sans qu’on ait encore compris en quoi cette instrument­alisation politique de leur cause améliore leur sort désespéré. (1) Depuis 2005, la capitale a été déplacée par les militaires alors au pouvoir, à Naypyidaw. (2) « Le vénérable W », présenté cette année à Cannes.

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Les Rohingyas, musulmans sunnites, fuient la répression de la junte birmane au pouvoir et se réfugient en masse au Bangladesh.
 ??  ?? 2017 Depuis le 25 août, 313 000 Rohingyas ont trouvé refuge au Bangladesh, afin d’échapper aux combats entre des rebelles de leur groupe ethnique et l’armée birmane.
2017 Depuis le 25 août, 313 000 Rohingyas ont trouvé refuge au Bangladesh, afin d’échapper aux combats entre des rebelles de leur groupe ethnique et l’armée birmane.

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