Art urbain Le street art déménage !
Née dans la rue, cette discipline apparue dans les années 1960 est longtemps restée marginale. Elle a peu à peu envahi les murs des villes, puis leurs galeries et leurs musées. Récit d’une conquête
Que de progrès en 400 000 ans ! C’est le temps qu’il a fallu pour passer de la pointe du silex au nuage coloré de pigments jailli de la buse d’un aérosol. Le plus ancien gra ti de l’histoire de l’humanité a en e et été gravé à Java il y a près de 4 000 siècles sur la coquille d’une grande moule d’eau douce. Une étrange signature, toute en dents de scie, réalisée à l’aide d’un objet contondant. Dans quel but ? On l’ignore. De la même façon, on continue de s’interroger sur les raisons qui ont incité les hommes de la préhistoire à reproduire l’empreinte de leurs mains (en négatif ou en positif) sur les murs des grottes où ils vivaient. Une chose en tout cas est sûre : tant qu’il y a des hommes, il y a du gra ti.
Beaucoup plus près de nous, dans les années 1930, Brassaï a photographié ces « fleurs sauvages et éphémères de l’art qui s’épanouissent partout sur les murs de Paris », corps de femmes, têtes de mort, créatures bizarres, coeurs percés de flèches, initiales mystérieuses gravées sur les murs des rues ou des toilettes publiques. De l’art populaire, disait-on à l’époque. De l’art tout court désormais, puisque ces photos de gra ti sont considérées comme des pièces de musée. Et qu’à l’heure de l’aérosol moderne – voilà le progrès ! – l’écriture envahit les murs, les fresques se déploient sur les façades des immeubles. L’explosion est mondiale : à Nijni Novgorod, le Russe Nikita Nomerz dessine un visage grima-
çant sur une tour de pierre ; à Jersey City (en face de New York), le globe painter français Julien Malland, alias Seth, vient de peindre sur les cinq étages d’un immeuble la silhouette d’une jeune fille perdue dans ses rêveries ; à Sydney, le graffeur Ben Frost colle sur les murs les affiches qui montrent une gamine en train de pleurer parce qu’elle vient d’acheter un nouvel iPhone, au moment où la rumeur d’une troisième guerre mondiale s’amplifie (1). Mais à Berlin, une des capitales du street art, les habitants du quartier de Kreuzberg ne verront plus sur ce grand mur de briques rouges cet homme blanc avec ces deux montres en or, une à chaque poignet, et reliées entre elles comme des menottes par une chaîne également en or. L’auteur de cette oeuvre, l’artiste italien Blu, a décidé de la recouvrir. Une décision prise après qu’un promoteur eut annoncé son intention de construire un immeuble juste en face de sa pièce, qui dénonçait la course au fric. L’an dernier, l’artiste italien a renouvelé l’opération à Bologne, sa ville natale. Pour protester contre la politique municipale censée « sauver » les fresques murales (en les décollant) des street artists. Mais aussi pour s’ériger contre les spéculations de prétendus « collectionneurs ». « Les conservateurs et les élites de la ville méritent seulement des murs gris », a expliqué Blu
Une affiche du street artist Shepard Fairey pendant la Marche des Femmes à Washington, en janvier dernier. En haut à droite, la série de Nikita Nomerz « The Living Wall », quelque part en Russie. Et une affiche du graffeur Ben Frost, en Australie.
avant de faire disparaître toutes ses oeuvres des rues de la ville.
Le street art est ainsi : joyeux, turbulent, imprévisible, féroce parfois. Si les activistes et « vandales » continuent d’occuper la rue (voir p. 78), on assiste depuis plusieurs années à une grande migration vers les institutions, les galeries et le marché des ventes publiques. Certains artistes ont connu toutes les étapes de ce parcours. C’est le cas de JonOne. Né à Harlem en 1963, John Andrew Perello a fait ses débuts dans les rues et dans le métro : « Ma famille est d’origine dominicaine. A la maison, nous étions complètement immergés dans la culture de mes parents. On parlait espagnol, ma mère écoutait les radios dominicaines. C’est un univers qui continue à m’habiter. Adolescent, j’ai commencé à taguer des rames de métro qui allaient dans des quartiers où je ne mettais jamais les pieds. C’était une façon de voyager ! La rue, c’est autre chose. C’est un milieu violent, un milieu où les gens se battent pour survivre. Même aujourd’hui, quand je vois les campements de la porte de la Chapelle, je continue à ressentir cette violence qui n’a rien d’exotique ou de poétique. »
A New York, vers la fin des années 1980, il fait la connaissance d’un graffeur un peu spécial qui se fait appeler Bando. Il vit entre Manhattan et Paris, où il occupe un appartement très confortable, du côté de la rue du Bac. Bando est le pseudo de Philippe Lehman, un des petits-fils du fondateur de la banque Lehmann Brothers. A l’époque, les flics new-yorkais lançaient la chasse aux tagueurs. Bando suggère donc à celui qui tague sous le nom de Jon156 (John habite la 156e Rue) de venir s’installer dans la capitale française. C’est là, au coeur d’un des plus grands squats de l’histoire du street art parisien (dans les locaux de l’hôpital Bretonneau, rebaptisé Hôpital Ephémère) qu’il commence à peindre sur toile et qu’il
prend le nom de JonOne. Des collectionneurs le repèrent. Parmi eux, la styliste agnès b. C’est le début d’une aventure qui propulsera son héros au sommet de la gloire de l’art urbain. Aujourd’hui, installé dans son atelier situé dans le quartier des Lilas à Paris, JonOne (qui vit dans la capitale depuis 1987) raconte son parcours. Allongé sur une gigantesque toile abstraite posée à même le sol, un coussin glissé sous le ventre, il dessine des motifs semi-circulaires avec un feutre gris argenté. Il parle d’une voix lente marquée par un accent anglo-hispanique. Quand on l’interroge sur ses nombreuses collaborations (des flacons de parfum colorés pour Guerlain, sa signature apposée sur un avion d’Air France, un train Thalys entièrement tagué, une pub pour un événement hippique), il répond tranquillement : « C’est vrai, je gagne de l’argent avec ça. Mais je ne dis pas oui à tout. Il n’y a pas longtemps, on m’a demandé de faire une pub pour Coca-Cola, là j’ai refusé, c’est pas mon truc. » JonOne dit aussi se méfier du petit milieu de l’art urbain. Pour lui, les galeries spécialisées sont trop nombreuses. « Quand vous ne vendez que du street art, ce n’est pas possible d’avoir des artistes qui soient tous de bon niveau. Alors, je préfère travailler avec deux ou trois galeries qui vendent également de l’art contemporain. »
La carte magique de JonOne, qui se présente désormais comme « un peintre graffiti expressionniste abstrait », c’est donc la peinture sur toile. Il n’intervient plus dans la rue, ou très peu. En 2016, il a réalisé dans le 18e arrondissement de Paris une grande fresque représentant l’abbé Pierre. En fin d’année (du 10 novembre au 1er janvier), il exposera ses peintures récentes à la Fondation Clément, en Martinique. « J’ai fait des toiles très vives, pleines de mouvement et de couleurs. J’ai commencé dans la rue et j’en suis très fier. Mais maintenant je préfère travailler dans mon atelier. Quelquefois, j’ai l’impression d’être dans une église, tout seul. »
La solitude de JonOne n’est pourtant pas infinie. Soutenu par ses collectionneurs – parmi lesquels la toujours fidèle agnès b. – il voit la cote de ses oeuvres grimper dans les salles de vente. Arnaud Oliveux, le directeur du département d’art urbain chez Artcurial à Paris, explique : « Il y a dix ans, une toile de JonOne de format moyen se vendait entre 2 000 et 3 000 euros. Aujourd’hui, il faut compter entre 15 000 et 20 000 euros, sachant que certains tableaux peuvent dépasser la barre des 45 000. D’une manière générale, le marché a progressé. Un type comme Banksy a joué un rôle moteur dans cette évolution. Le prix de certaines de ses pièces a été multiplié par dix en l’espace d’une décennie. Mais il n’est pas le seul. Les artistes qu’on appelle “historiques” comme Futura 2 000, Dondi White, Rammellzee sont très recherchés. De même pour Invader. Une mosaïque de cet artiste français s’est vendue 250 000 euros à Hongkong en janvier 2015. »
Le street art deviendrait-il le coin des bonnes affaires ? Pas si sûr. D’abord parce que le marché français n’a pas fait de petits à l’étranger, même s’il existe quelques collectionneurs allemands ou hollandais. Les prix atteints sont par ailleurs très éloignés de ceux des oeuvres d’art contemporain : le street art attend toujours son Jeff Koons ! A qui la faute ? Nicolas Laugero Lasserre a sa petite idée. Collectionneur depuis vingt ans, créateur et dirigeant de la galerie et du site internet Artistik Rezo, il est également le fondateur de Fluctuart, le premier centre d’art urbain flottant qui va jeter l’ancre sur les berges de la Seine à Paris au printemps 2019. Pour ce passionné, les milieux de la création contemporaine, les patrons de musée et leurs conservateurs rejettent le street art parce que « c’est un art populaire qui échappe à leur contrôle. Ils ne le comprennent pas, ils ne veulent pas le voir ». Et donc, Nicolas Laugero Lasserre a créé son propre petit musée au sein de l’Ecole 42, établissement de formation à la programmation numérique fondé par Xavier Niel (coactionnaire de « l’Obs »). On peut visiter gratuitement les lieux et découvrir des oeuvres des plus célèbres artistes, Shepard Fairey, Blu, Banksy, Monkeybird, C215, Erell, Invader, Swoon. Un second choix d’artistes – à qui il a commandé cette fois des oeuvres – est également abrité dans les murs de la Station F, le campus de start-up initié par Xavier Niel dans le 13e arrondissement de Paris. Nicolas Laugero Lasserre assène : « Les gens snob, les mecs obsédés par le fric ont oublié le sens de l’art. Ici, à l’Ecole 42, je m’éclate. On n’a rien à envier à tous ces cons de l’art contemporain. »
La galeriste Magda Danysz tempère cette opinion. Elle a créé sa galerie en décembre 1991 dans le quartier de la Bastille, pendant la première guerre du Golfe. Depuis, elle a ouvert deux autres espaces à Londres et à Shanghai. Pionnière du street art en France, elle a exposé les stars du mouvement comme Shepard Fairey, Mark Ryden ou JR et défend avec énergie des artistes comme le Français Ludo et le Portugais Vhils, « des types hallucinants », dit-elle. A ses yeux, l’art urbain est en pleine mutation : « Ce mouvement explore toutes les techniques, entre bombe, collage, mosaïque, gravure, photographie. C’est comme un arbre au printemps, il y a plein de bourgeons, ça part dans tous
“UNE MOSAÏQUE D’INVADER S’EST VENDUE 250 000 EUROS À HONGKONG EN JANVIER 2015.” ARNAUD OLIVEUX, D’ARTCURIAL
les sens. On reçoit quelquefois des propositions de collaboration complètement débiles, pour des cosmétiques, des collections de vêtements ou même des voitures. Depuis 2008, les maisons de vente ont aussi mis le paquet. Le problème, c’est que les artistes – ceux que je défends en tout cas – ne peuvent pas produire cinq chefs-d’oeuvre à la journée. » Traduction : dans les salles de vente comme dans les galeries (elles sont près d’une soixantaine à Paris), le meilleur côtoie le médiocre.
Cette course à l’art urbain suscite des vocations. Dans le Jura, le Mausa, Musée d’Art urbain et du Street Art, vient d’ouvrir ses portes. Installé en pleine campagne, à Toulouse-le-Château, sur le site des anciennes Forges de Baudin, ce musée a consacré son expo inaugurale à une présentation d’oeuvres de Banksy, venues d’une collection privée suisse. Dans la collection permanente, des oeuvres de Miss. Tic, Jef Aérosol, M. Chat, Futura 2 000, côtoient celles de JR, Speedy Graphito, JonOne, L’Atlas ou Rero. Créé à l’initiative du collectionneur et agent d’artistes Stanislas Belhomme, le Mausa expose environ cent cinquante oeuvres, dont plusieurs ont été données par des collectionneurs et des artistes. Dans sa propre collection, Stanislas Belhomme possède notamment six tableaux de JonOne : « Ce mec-là, dit-il, c’est un show man, un pro. Avec lui, on est en plein dans Jackson Pollock et tout ça. L’avantage du street art c’est qu’il n’est pas trop cher, et qu’il est mondial. » Dans un avenir proche, le Mausa – dont les espaces peuvent être privatisés pour des entreprises – va enrichir son offre avec un hôtel de seize chambres.
Enrichir l’offre ? Le street art est devenu depuis peu une baguette magique pour faire briller les immeubles ternes de la plupart des grandes villes, de Lyon à Marseille en passant par Toulouse. A Lille, le premier centre européen des cultures urbaines, le Flow, a été récemment inauguré. La ville accueille également une Biennale internationale d’Art mural. Et le 31 août dernier, une grande et joyeuse fresque, dont la réalisation a été confiée à l’artiste Hervé Di Rosa, a été dévoilée sur le mur d’entrée de la gare Saint-Sauveur. A Paris, c’est le 13e arrondissement qui attire tous les regards. A l’origine de cet engouement, Mehdi Ben Cheick, patron de la galerie Itinerrance. Promoteur de l’opération Tour Paris 13 (en octobre 2013, une centaine d’artistes venus du monde entier ont investi le bâtiment avant sa démolition, créant les fresques les plus démesurées), il a imaginé, en partenariat avec la mairie de l’arrondissement, de confier la décoration des murs d’immeubles d’habitation aux pointures du street art (C215, Shepard Fairey, Vhils, El Seed, Pantonio, Rero). Sur la quarantaine d’immeubles où il est prévu qu’ils interviennent, dix-sept ont déjà été recouverts de ces oeuvres au format XXL.
Pour Mehdi Ben Cheick, ces interventions ne doivent rien au hasard : « La plupart des immeubles présentent des façades aveugles face au métro aérien qui court le long du boulevard Auriol (NDLR : lieu où sont peintes la majorité des fresques). C’est donc l’endroit idéal pour intervenir. Ces oeuvres constituent un véritable musée à ciel ouvert. Les gens connaissent peu l’art contemporain parce qu’ils ont l’impression de ne pas le comprendre et donc d’être exclus de ce monde-là. Avec le street
“LES ARTISTES NE PEUVENT PAS PRODUIRE CINQ CHEFSD’OEUVRE PAR JOUR.” MAGDA DANYSZ, GALERISTE
art, ils retrouvent une vision du monde urbain avec des couleurs, de la figuration. » Pour les artistes, c’est aussi une aubaine. Leurs frais de transport et d’hébergement sont pris en charge, ainsi que la location des nacelles (un poste important : la location d’un de ces engins coûte au minimum 500 euros par jour). La rémunération est la même pour tous, qu’ils soient célèbres ou pas : 2 000 euros. C’est peu, disent ceux que le bénéfice d’une notoriété grandissante ne satisfait pas. Preuve encore de cette effervescence, le dernier événement parisien auquel Shepard Fairey a participé : durant la Cop 21 qui s’est tenue en novembre 2015, un imposant globe terrestre orné de motifs conçus par la star américaine a été suspendu sous le premier étage de la tour Eiffel. Mehdi Ben Cheick a financé la fabrication de cette sphère de 8 mètres de diamètre. Quand il a organisé une expo des oeuvres de l’artiste américain dans sa galerie, on a frôlé l’émeute : « Les gens faisaient la queue pendant trois heures pour avoir une oeuvre signée », se souvient-il. Quant à la sphère – qui a été démontée – il en a réalisé une édition « domestique » (40 cm de diamètre) tirée à 250 exemplaires et qu’il vend 2 350 euros pièce.
Une démarche qui agace certains des acteurs de la scène urbaine. Fondatrice de l’association Art Azoï et du site internet portant le même nom, Elise Herszkowicz travaille en lien avec la mairie du 20e arrondissement. Elle aussi fait intervenir des artistes dans les quartiers. Certains opèrent sur des murs à programmation, c’est-à-dire sur des surfaces où leur fresque ne va être visible que quelques mois – avant d’être recouverte par le travail d’un autre artiste. En ce moment, elle vient d’inviter l’artiste allemande MadC à peindre sur le mur du pavillon Carré de Baudoin : le résultat, une superbe composition abstraite, ne laisse pas indifférent. Sur la façade du Centre Ken Saro-Wiwa, Marko 93 a quant à lui fait débarquer sa cohorte d’animaux extraordinaires aux couleurs lumineuses. Toutes ces créations sont, en majorité, visibles par les piétons, à hauteur du trottoir. « L’art dans la rue ne doit pas être présenté n’importe comment, affirme Elise Herszkowicz. Il est important que les habitants puissent y avoir accès de manière directe, qu’ils puissent par exemple parler avec l’artiste au moment de son intervention. Je pense aussi que les galeries ne devraient pas intervenir sur l’espace public. Ce n’est pas leur rôle. » Autre détail, mais qui a son importance : le cachet attribué aux artistes. Art Azoï verse par exemple 3 000 euros pour un mur d’environ 250 m2, soit bien plus, proportionnellement, que la somme versée à Shepard Fairey dans le 13e arrondissement.
Reste un ultime problème : celui de la préservation des fresques murales. Certains artistes utilisent un vernis marin qui assure aux oeuvres une durée de vie d’environ une quinzaine d’années. Au-delà, la survie n’est plus garantie. C’est ce qui est arrivé à la peinture que Keith Haring (artiste américain mort en 1990 à l’âge de 33 ans) avait réalisée sur la cage d’escalier de secours des urgences pédiatriques de l’hôpital Necker à Paris. Victime des outrages du temps, ce mural haut de 27 mètres a fait l’objet d’une restauration financée par un mécénat public et privé. Trente-sept ans après sa création, elle va retrouver des couleurs, pour un nouveau quart de siècle sans doute. Singulier paradoxe : l’art urbain, réputé éphémère, devient à l’image des villes qu’il investit. Il a désormais, lui aussi, une histoire. (1) A lire : « Atlas du Street Art et du graffiti », par R. Schacter, Flammarion.