CES MANIFS QUI FONT L’HISTOIRE
L’historienne Danielle Tartakowsky revient sur la genèse méconnue des défilés qui ont marqué notre vie politique et sociale
Commençons par une question simple : à quel moment sont apparues en France les manifestations comme on les connaît – des gens qui défilent pour porter une revendication? La question l’est peut-être, mais la réponse n’a rien de simple. Si vous voulez trouver des ancêtres aux manifestations, vous pouvez remonter jusqu’aux grandes scènes décrites dans les religions du Livre, l’Exode, l’Hégire : elles nous disent qu’on se construit en marchant. Les émeutes fiscales de l’Ancien Régime ou les journées révolutionnaires, en 1789, en 1830 ou en 1848, occupent ce même terrain. Classiquement, on cite aussi les grands enterrements de personnalités d’opposition, sous le Second Empire (1), où les gens se pressent et que le pouvoir ne peut interdire, parce qu’on ne tire pas sur un corbillard ou dans un cimetière. On pourrait parler enfin des cortèges qui, comme l’a montré l’historienne Michelle Perrot, vont de pair avec les grèves, en particulier dans les mines : les ouvriers marchent en procession d’un puits à l’autre pour aller chercher les camarades.
A mon sens, tous ces phénomènes sont toutefois d’un ordre politique di érent de ce que nous appelons, nous, la manifestation, c’est-à-dire un défilé de gens qui marchent dans les rues pour réclamer quelque chose au pouvoir. Cela ne peut advenir qu’avec le su rage universel, dans le cadre d’un régime qui garantit les libertés démocratiques… On voit donc les premières manifs à Paris au début de la IIIe République? A Paris, non ! A cause de la loi de 1884, qui organise les pouvoirs municipaux. Elle donne aux maires les pouvoirs de police. Ils peuvent donc autoriser ou refuser les cortèges dans leur ville. En général, dès la fin du siècle, les radicaux ou les premiers élus ouvriers autorisent les défilés, par exemple lors des 1er mai. Paris a un statut à part et pas de maire élu. Il faut donc s’adresser au préfet de police, qui demande l’autorisation au ministre de l’Intérieur, qui la refuse systématiquement. Ce n’est qu’en 1909 qu’a lieu dans
la capitale la première manif comme on l’entend, avec une demande auprès des autorités, un ordonnancement qui paraît dans la presse et ce que l’on appelle alors des « hommes de confiance », c’est-à-dire un service d’ordre. Il s’agit du défilé qui a lieu, comme partout ailleurs en Europe, pour protester contre l’exécution par le gouvernement espagnol du pédagogue libertaire catalan Francisco Ferrer (2). La SFIO avait pris les choses en main, et Clemenceau, ministre de l’Intérieur, avait autorisé la manifestation, considérant qu’il était possible de le faire car il avait a aire à un organisateur sérieux.
Ensuite viennent les premières manifestations massives, comme le 1er mai 1913, qui sert surtout à protester contre la guerre, ou le 1er mai 1919. Dans les années 1920, il se passe des choses importantes : l’apparition du Parti communiste, qu’on voit d’autant plus dans la rue qu’il est peu présent sur la scène parlementaire ; et les grandes manifestations organisées nationalement par la droite catholique, en 1925-1926, pour s’opposer au projet du Cartel des Gauches d’étendre la loi de séparation des Eglises et de l’Etat à l’Alsace-Lorraine, allemande en 1905. Curieusement, leur souvenir a disparu, y compris chez les catholiques, alors qu’ils ont gagné : le gouvernement a renoncé à son projet.
Pour moi, toutefois, la naissance de la manifestation telle que nous la connaissons aujourd’hui a lieu le 12 février 1934, lors des défilés pour défendre la République, mise en péril par les émeutes d’extrême droite du 6 février précédent. C’est un tournant. La grande nouveauté, c’est que les organisations diverses répondent à un appel initial à la grève de la CGT et qu’il est suivi nationalement… Le Front populaire et la Libération ont vu l’a rmation de manifestations de souveraineté, dans lesquelles les manifestants exprimaient leur lien avec un gouvernement à la victoire duquel ils avaient participé, mais rapidement le contexte ne s’y prête plus : c’est la guerre froide, puis surtout la guerre d’Algérie, avec les couvre-feux, la surveillance policière, la peur des attentats, etc. De fait, il faut attendre 1962, quand de Gaulle libéralise sa politique, pour voir réapparaître de grands cortèges revendicatifs, comme en 1963 lors de la montée à Paris des mineurs en grève, ou surtout en 1966-1967, lors des manifs s’opposant au projet de De Gaulle de réformer la Sécurité sociale par ordonnances. Déjà ! Il est toujours compliqué d’en juger. Qu’est-ce qu’une manifestation qui réussit? Prenez l’exemple de la manifestation du 30 mai 1968, sur les Champs, en soutien au général de Gaulle. Elle permet de retourner l’opinion et d’annoncer des élections, qui seront un triomphe pour la droite. On peut donc la lire comme un grand succès. Du point de vue de De Gaulle, c’est aussi un échec : accepter de voir le peuple défiler pour le soutenir, c’était aussi, dans sa logique, un aveu de faiblesse.
Ensuite, il y aura les manifestations de la droite, en 1984, pour défendre l’école privée, contre le projet Savary, qui voulait la nationaliser. Elles aboutissent, puisque Savary démissionne et que Mitterrand retire le projet. Il est intéressant de s’en souvenir, d’ailleurs, chaque fois que la droite dit, comme l’a fait en 2003 Jean-Pierre Ra arin : « La rue ne gouverne pas. »
1984 prouve le contraire et ouvre une séquence qui voit les manifestations réussir à faire tomber les uns après les autres une dizaine de projets : Devaquet, réforme des retraites de 1995, CPE, etc. On entre alors dans une autre dimension de la manifestation, qui devient une sorte de référendum d’initiative populaire. Toute sa force repose sur le nombre de personnes présentes dans la rue. D’où l’importance des chi res, et ces batailles rituelles sur le comptage, qui apparaissent dans les années 1990. Avant, on n’en parle guère. Dans une phase de déconstruction de la politique telle qu’on la connaît, Mélenchon s’engage sur un terrain jusqu’alors occupé par les syndicats, en tentant de se placer sur un terrain plus politique grâce au mot d’ordre sur le « coup d’Etat social ». Il évoque une manifestation de citoyens, et non de salariés, en introduisant une dramaturgie plébiscitaire : un chef s’adresse à des individus là où les manifestations syndicales sont, par essence, organiques, collectives. La journée du 23 s’essaie donc à une rupture. Mais, à ce jour, il n’y a jamais en France de grand mouvement social sans que les syndicats en soient l’assise majeure. Qu’en sera-t-il demain ?