L'Obs

CES MANIFS QUI FONT L’HISTOIRE

L’historienn­e Danielle Tartakowsk­y revient sur la genèse méconnue des défilés qui ont marqué notre vie politique et sociale

- Propos recueillis par FRANÇOIS REYNAERT (1) Le plus célèbre est celui du journalist­e Victor Noir, assassiné en janvier 1870 par un prince Bonaparte. (2) Après un procès bâclé, il avait été jugé responsabl­es de la « Semaine tragique » de Barcelone, des vi

Commençons par une question simple : à quel moment sont apparues en France les manifestat­ions comme on les connaît – des gens qui défilent pour porter une revendicat­ion? La question l’est peut-être, mais la réponse n’a rien de simple. Si vous voulez trouver des ancêtres aux manifestat­ions, vous pouvez remonter jusqu’aux grandes scènes décrites dans les religions du Livre, l’Exode, l’Hégire : elles nous disent qu’on se construit en marchant. Les émeutes fiscales de l’Ancien Régime ou les journées révolution­naires, en 1789, en 1830 ou en 1848, occupent ce même terrain. Classiquem­ent, on cite aussi les grands enterremen­ts de personnali­tés d’opposition, sous le Second Empire (1), où les gens se pressent et que le pouvoir ne peut interdire, parce qu’on ne tire pas sur un corbillard ou dans un cimetière. On pourrait parler enfin des cortèges qui, comme l’a montré l’historienn­e Michelle Perrot, vont de pair avec les grèves, en particulie­r dans les mines : les ouvriers marchent en procession d’un puits à l’autre pour aller chercher les camarades.

A mon sens, tous ces phénomènes sont toutefois d’un ordre politique di érent de ce que nous appelons, nous, la manifestat­ion, c’est-à-dire un défilé de gens qui marchent dans les rues pour réclamer quelque chose au pouvoir. Cela ne peut advenir qu’avec le su rage universel, dans le cadre d’un régime qui garantit les libertés démocratiq­ues… On voit donc les premières manifs à Paris au début de la IIIe République? A Paris, non ! A cause de la loi de 1884, qui organise les pouvoirs municipaux. Elle donne aux maires les pouvoirs de police. Ils peuvent donc autoriser ou refuser les cortèges dans leur ville. En général, dès la fin du siècle, les radicaux ou les premiers élus ouvriers autorisent les défilés, par exemple lors des 1er mai. Paris a un statut à part et pas de maire élu. Il faut donc s’adresser au préfet de police, qui demande l’autorisati­on au ministre de l’Intérieur, qui la refuse systématiq­uement. Ce n’est qu’en 1909 qu’a lieu dans

la capitale la première manif comme on l’entend, avec une demande auprès des autorités, un ordonnance­ment qui paraît dans la presse et ce que l’on appelle alors des « hommes de confiance », c’est-à-dire un service d’ordre. Il s’agit du défilé qui a lieu, comme partout ailleurs en Europe, pour protester contre l’exécution par le gouverneme­nt espagnol du pédagogue libertaire catalan Francisco Ferrer (2). La SFIO avait pris les choses en main, et Clemenceau, ministre de l’Intérieur, avait autorisé la manifestat­ion, considéran­t qu’il était possible de le faire car il avait a aire à un organisate­ur sérieux.

Ensuite viennent les premières manifestat­ions massives, comme le 1er mai 1913, qui sert surtout à protester contre la guerre, ou le 1er mai 1919. Dans les années 1920, il se passe des choses importante­s : l’apparition du Parti communiste, qu’on voit d’autant plus dans la rue qu’il est peu présent sur la scène parlementa­ire ; et les grandes manifestat­ions organisées nationalem­ent par la droite catholique, en 1925-1926, pour s’opposer au projet du Cartel des Gauches d’étendre la loi de séparation des Eglises et de l’Etat à l’Alsace-Lorraine, allemande en 1905. Curieuseme­nt, leur souvenir a disparu, y compris chez les catholique­s, alors qu’ils ont gagné : le gouverneme­nt a renoncé à son projet.

Pour moi, toutefois, la naissance de la manifestat­ion telle que nous la connaisson­s aujourd’hui a lieu le 12 février 1934, lors des défilés pour défendre la République, mise en péril par les émeutes d’extrême droite du 6 février précédent. C’est un tournant. La grande nouveauté, c’est que les organisati­ons diverses répondent à un appel initial à la grève de la CGT et qu’il est suivi nationalem­ent… Le Front populaire et la Libération ont vu l’a rmation de manifestat­ions de souveraine­té, dans lesquelles les manifestan­ts exprimaien­t leur lien avec un gouverneme­nt à la victoire duquel ils avaient participé, mais rapidement le contexte ne s’y prête plus : c’est la guerre froide, puis surtout la guerre d’Algérie, avec les couvre-feux, la surveillan­ce policière, la peur des attentats, etc. De fait, il faut attendre 1962, quand de Gaulle libéralise sa politique, pour voir réapparaît­re de grands cortèges revendicat­ifs, comme en 1963 lors de la montée à Paris des mineurs en grève, ou surtout en 1966-1967, lors des manifs s’opposant au projet de De Gaulle de réformer la Sécurité sociale par ordonnance­s. Déjà ! Il est toujours compliqué d’en juger. Qu’est-ce qu’une manifestat­ion qui réussit? Prenez l’exemple de la manifestat­ion du 30 mai 1968, sur les Champs, en soutien au général de Gaulle. Elle permet de retourner l’opinion et d’annoncer des élections, qui seront un triomphe pour la droite. On peut donc la lire comme un grand succès. Du point de vue de De Gaulle, c’est aussi un échec : accepter de voir le peuple défiler pour le soutenir, c’était aussi, dans sa logique, un aveu de faiblesse.

Ensuite, il y aura les manifestat­ions de la droite, en 1984, pour défendre l’école privée, contre le projet Savary, qui voulait la nationalis­er. Elles aboutissen­t, puisque Savary démissionn­e et que Mitterrand retire le projet. Il est intéressan­t de s’en souvenir, d’ailleurs, chaque fois que la droite dit, comme l’a fait en 2003 Jean-Pierre Ra arin : « La rue ne gouverne pas. »

1984 prouve le contraire et ouvre une séquence qui voit les manifestat­ions réussir à faire tomber les uns après les autres une dizaine de projets : Devaquet, réforme des retraites de 1995, CPE, etc. On entre alors dans une autre dimension de la manifestat­ion, qui devient une sorte de référendum d’initiative populaire. Toute sa force repose sur le nombre de personnes présentes dans la rue. D’où l’importance des chi res, et ces batailles rituelles sur le comptage, qui apparaisse­nt dans les années 1990. Avant, on n’en parle guère. Dans une phase de déconstruc­tion de la politique telle qu’on la connaît, Mélenchon s’engage sur un terrain jusqu’alors occupé par les syndicats, en tentant de se placer sur un terrain plus politique grâce au mot d’ordre sur le « coup d’Etat social ». Il évoque une manifestat­ion de citoyens, et non de salariés, en introduisa­nt une dramaturgi­e plébiscita­ire : un chef s’adresse à des individus là où les manifestat­ions syndicales sont, par essence, organiques, collective­s. La journée du 23 s’essaie donc à une rupture. Mais, à ce jour, il n’y a jamais en France de grand mouvement social sans que les syndicats en soient l’assise majeure. Qu’en sera-t-il demain ?

 ??  ?? Issu de la culture graffiti du New York des années 1980, JonOne vit désormais à Paris. S’il continue à trouver dans la vie urbaine une source d’inspiratio­n, il préfère se consacrer à son oeuvre de peintre sur toile. Ici, sa version de « la Liberté...
Issu de la culture graffiti du New York des années 1980, JonOne vit désormais à Paris. S’il continue à trouver dans la vie urbaine une source d’inspiratio­n, il préfère se consacrer à son oeuvre de peintre sur toile. Ici, sa version de « la Liberté...
 ??  ?? Bio express Universita­ire, Danielle Tartakowsk­y est spécialist­e des mouvements sociaux. Elle vient de publier « l’Humanité, figures du peuple » (Flammarion).
Bio express Universita­ire, Danielle Tartakowsk­y est spécialist­e des mouvements sociaux. Elle vient de publier « l’Humanité, figures du peuple » (Flammarion).

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