L'Obs

Le robot, ennemi ou ami du boulot ?

Avec l’automatisa­tion et l’intelligen­ce artificiel­le, la fin du travail est-elle programmée ? Economiste­s contre technologu­es, deux camps s’opposent

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Ne parlez pas à l’économiste Robert Atkinson du livre de Martin Ford, « l’Avènement des machines. La menace d’un avenir sans emploi » (1), best-seller aux Etats-Unis, tout juste traduit en français ! Il ne peut retenir son agacement. De toute sa hauteur, cet homme pourtant très policé tranche : « Jérémiades ! » Il a créé à Washington une fondation, l’ITIF (Informatio­n Technology and Innovation Foundation), qui étudie l’impact de l’innovation, des robots, de l’intelligen­ce artificiel­le sur nos vie et notre économie. Plus à l’aise avec les cohortes de chiffres qu’avec la polémique ou les plateaux télé, il regarde avec suspicion ces « technologu­es » issus de la Silicon Valley, ces gourous du futur hypermédia­tiques, qui prédisent sans sourciller « un taux de chômage de 75% à l’horizon 2100 », comme le dit Martin Ford.

N’essayons pas de mettre ces deux hommes d’accord. L’avenir du travail est devenu un sujet passionnel. Il divise le monde des experts en deux camps. D’un côté, les « technologu­es », comme Martin Ford et Andrew McAfee, aux Etats-Unis, ou Michael Osborne et Carl Frey, à Oxford. Leur diagnostic : « Bon nombre de personnes auront beau faire tout ce qu’il faut, au moins en matière d’éducation et de qualificat­ion, elles ne réussiront pas à se tailler une place de choix dans la nouvelle économie », frappées de plein fouet par le « chômage technologi­que » et le « changement climatique ». De l’autre, les économiste­s comme Robert Atkinson, Philippe Aghion, professeur au Collège de France, proche d’Emmanuel Macron, ou le libéral Nicolas Bouzou, qui vient de publier « Le travail est l’avenir de l’homme » (2). Pour eux, « la fin du travail » ou « le chômage technologi­que » relèvent « de peurs ataviques ». Ils ne sont pas tous parfaiteme­nt d’accord entre eux, mais continuent à penser que si la croissance est infinie, la demande de travail peut l’être aussi.

UNE PEUR VIEILLE COMME LE MONDE

Dans son livre, Nicolas Bouzou s’est fait plaisir ! Il s’est replongé dans la littératur­e et l’histoire pour montrer que la peur de la fin du travail est vieille comme le monde. Le grec Aristote (ive siècle av. J.-C.) s’inquiète déjà : que se passerait-il si la force des animaux remplaçait les esclaves ? Suétone témoigne du refus de l’empereur Vespasien, au ier siècle de notre ère, de moderniser le transport des colonnes du Capitole pour ne pas priver le « pauvre » peuple de travail. Vinrent ensuite la reine Elisabeth Ier, qui au xvie siècle refusa la machine à tricoter les bas, puis les casseurs de machines au xixe siècle résistant aux métiers à tisser, en Angleterre (les luddites) ou à Lyon (les canuts). Le dandy Oscar Wilde a, lui, théorisé la fin du travail dans « l’Ame humaine sous le socialisme » : « En organisant le travail des machines, la société fournira des choses utiles, pendant que les belles choses [l’art, NDLR] seront faites par l’individu », écrivait-il. Keynes, enfin, a expliqué ce chômage technologi­que – transitoir­e selon lui – « qui provient du fait que l’on découvre de nouvelles façons d’économiser du travail plus rapidement que les nouvelles utilisatio­ns de ce travail ».

Nicolas Bouzou, incorrigib­le optimiste, sourit : malgré tous ces avertissem­ents, on n’a jamais autant travaillé ! Le taux de chômage mondial (tel que défini par le Bureau internatio­nal du Travail – BIT) est passé de 6,4% en 2000 (première date de publicatio­n de cet indicateur) à 5,8% en 2016, en baisse donc, alors que la population active mondiale a progressé de 2,8 à 3,4 milliards d’individus (+600 millions d’actifs). Les pays les plus riches ont vu leur chômage baisser de 6,9% à 6,3% (après un sommet à 8,3% en 2010). L’économie de la zone euro crée 6 millions d’emplois par an (dont 600 000 à 700 000 en France), un bon rythme.

Alors, une vieille antienne, la fin du travail ? Martin Ford est moins optimiste. Il pointe cinq tendances « destructri­ces » aux Etats-Unis : le gel des salaires, une diminution du rythme de création de nouveaux postes, la hausse des inégalités, le sous-emploi des jeunes diplômés moins bien payés et l’augmentati­on du temps partiel. Pourquoi n’arrive-t-on pas à s’en débarrasse­r ? Pour lui, ce sont les signes évidents de la déprime d’un marché bousculé par des ruptures technologi­ques dont on est encore loin d’avoir vu tout l’impact. En valeur constante, un travailleu­r moyen gagnait 767 dollars en 1973 et 664 dollars en 2013. Après la crise de 2008, les commerces ont moins embauché, les pères ou mères de famille ont remplacé les étudiants dans les fastfoods. Et le plus dur est à venir, si l’on regarde certains exemples précurseur­s que Ford se délecte à décrire : chez Kura, un restaurant au Japon, de la cuisine au service, tout est automatisé. A San

Diego, en Californie, une start-up automatise la récolte des oranges. Aux Etats-Unis, le diagnostic médical vit une révolution. Et déjà, les logiciels, dopés à l’intelligen­ce artificiel­le, remplacent une partie des comptables, juristes, traducteur­s ou journalist­es… Ce n’est qu’un début !

RETOUR SUR LES ANNÉES 1960

Pas si simple, lui répond Rob Atkinson, qui reproche aux technologu­es de tout mélanger et de ne pas avoir un raisonneme­nt économique rigoureux. Pour mieux comprendre l’impact des innovation­s majeures sur les différents métiers, sa fondation s’est plongée dans les statistiqu­es disponible­s depuis 1850. « Nous avons mesuré le nombre de pertes d’emplois liées à ces disruption­s technologi­ques. Eh bien, cela va peut-être vous surprendre, mais c’est au cours des quinze dernières années qu’il est le plus bas ! explique-t-il à “l’Obs” (3). Les changement­s les plus forts (par rapport aux effectifs) ont été constatés au

xixe siècle, quand l’agricultur­e a décliné au profit de l’industrie. Les destructio­ns d’emplois étaient également élevées dans les années 1960, l’époque de la disparitio­n des centaines de milliers d’opérateurs téléphoniq­ues, de liftiers dans les ascenseurs, de projection­nistes de cinéma, de commis de bureau. » Mais elles ont été absorbées par l’apparition de nouveaux jobs. « Par comparaiso­n, aujourd’hui, nous vivons une période de stabilité des emplois sans précédent ! », note l’économiste.

Pour lui, le problème n’est pas le progrès technologi­que, mais plutôt le fait que nous ne l’adoptions pas assez vite. Résultat : nos économies ne font plus assez de gains de productivi­té. On pourrait penser que, si des ouvriers produisent plus sans être plus nombreux, cela finira par créer du chômage. Mais historique­ment, rappelle Atkinson, c’est exactement l’inverse qui se produit. « Prenez les années 1960 : la productivi­té s’améliorait de 3,2% par an, un taux élevé, le taux de chômage était alors l’un des plus bas que l’on ait connu aux Etats-Unis, autour de 4,5%. » La productivi­té a ensuite ralenti dans les années 1970 et 1980, et le chômage s’est envolé. Pour le faire reculer, une seule solution à ses yeux : adopter plus vite les technologi­es pour gagner en productivi­té.

« Il ne faut pas tomber dans le piège que les économiste­s appellent le “sophisme d’une masse fixe de travail” [en anglais “the lump of labour fallacy”, NDLR] », assure Rob Atkinson : l’innovation entraîne bien des destructio­ns d’emplois (que la Fondation ITIF estime à 10% d’ici à 2024, un chiffre proche des projection­s du McKinsey Global Institute ou de l’OCDE), mais aussi beaucoup de créations. « Prenons un exemple : si une compagnie d’assurances emploie 10 000 personnes et se rend compte que, grâce à l’intelligen­ce artificiel­le, elle peut très bien fonctionne­r avec 5 000 employés, que va-t-elle faire ? Si l’investisse­ment en IA et la réduction de personnel lui permettent de baisser les primes d’assurance, parce qu’elle devient plus efficace, elle n’hésitera pas. Certes, elle licenciera 5 000 personnes. Mais les assurés auront plus de pouvoir d’achat, grâce à la baisse de leurs primes. Ils achèteront des livres, iront au restaurant, dépenseron­t plus pour l’éducation de leurs enfants… Autant d’activités qui créeront des emplois. » Deuxième effet non négligeabl­e, une étude de l’ITIF montre que lorsqu’un secteur a une productivi­té supérieure à la moyenne, ses salaires augmentent plus vite que dans les autres. Là aussi, cela injecte du pouvoir d’achat dans l’économie, susceptibl­e de créer de nouvelles activités. L’important, estime donc Nicolas Bouzou, c’est la capacité d’une économie à s’adapter, à jouer sur cette complément­arité homme-machine pour être performant­e. Rob Atkinson se veut lui aussi rassurant : « L’automatisa­tion prend du temps à s’imposer. En 1923, Otis a inventé le bouton d’ascenseur. Pourtant, le nombre de liftiers a continué à progresser jusque dans les années 1950. Il n’est tombé à zéro que dans les années 2000, soixantequ­inze ans plus tard ».

LE PROBLÈME N’EST PAS LE PROGRÈS TECHNOLOGI­QUE MAIS PLUTÔT LE FAIT QUE NOUS NE L’ADOPTIONS PAS ASSEZ VITE..

Rassurant, vraiment ? Quand Bill Gates, le fondateur de Microsoft, en vient à préconiser la mise en place d’une taxe sur les robots, tant les logiciels dévorent le monde à toute vitesse, peut-on encore prendre le bouton d’ascenseur Otis en exemple ? Le développem­ent de l’intelligen­ce artificiel­le (IA) ne change-t-il pas la donne ? Martin Ford donne l’exemple saisissant d’une mathématic­ienne japonaise, Noriko Arai, qui entraîne un système informatiq­ue à passer l’examen d’entrée à l’Université de Tokyo. S’il réussit, quels jobs ce programme pourra-t-il effectuer ? Où sont les limites ? Quand l’intelligen­ce artificiel­le deviendra-t-elle « forte », dotée de conscience et capable d’initiative­s, comme dans les films de science-fiction ? A écouter les technologu­es, on attrape vite le tournis. Heureuseme­nt, certains, comme Kevin Kelly, le fondateur de la revue américaine « Wired », spécialisé­e dans l’innovation, nous ramène sur terre : « L’intelligen­ce artificiel­le est au xxie siècle ce que le moteur a été au

xixe et au xxe siècle, on en a mis un derrière toutes les tâches manuelles – comme sur les pompes à eau… – pour les accomplir plus vite avec un moindre effort. Cette fois, on met un logiciel capable d’analyser des milliards de données instantané­ment pour améliorer la performanc­e de l’outil », a-t-il expliqué lors de la conférence USI à Paris. Les meilleurs exemples pour l’instant, sont dans l’automobile, comme le GPS, l’optimisati­on des systèmes de freinage ou de stationnem­ent... « L’intelligen­ce artificiel­le faible ne modifie pas les raisonneme­nts économique­s classiques, mais elle les exacerbe », admet Nicolas Bouzou. Pour deux raisons. La première est très bien expliquée par l’essayiste et conférenci­er Laurent Alexandre, médecin et fondateur de Doctissimo : alors que les robots ou l’intelligen­ce humaine sont chers et limités dans leurs capacités, le coût de l’intelligen­ce artificiel­le diminue à toute vitesse. La deuxième est le rythme de propagatio­n des technologi­es qui rend la transition périlleuse et incertaine pour bien des travailleu­rs, ce que reconnaît volontiers Rob Atkinson. Car il y a un sujet sur lequel technologu­es et économiste­s s’accordent : l’impasse actuelle des méthodes d’accompagne­ment des salariés ou des indépendan­ts dont les métiers disparaiss­ent vers de nouveaux jobs. On parle beaucoup de formation tout au long de la vie, de flexicurit­é, « mais, actuelleme­nt, les entreprise­s américaine­s dépensent 35% de moins pour former leurs salariés qu’au début des années 2000 », regrette Rob Atkinson. La deuxième grande inquiétude, partagée par tous, c’est l’explosion des inégalités que la technologi­e accélère. Ce sont, à l’évidence, les grands défis du xxie siècle. (1) « L’Avènement des machines. Robots & intelligen­ce artificiel­le : la menace d’un avenir sans emploi », FYP éditions. (2) « Le travail est l’avenir de l’homme », Editions de l’Observatoi­re (3) Entretien intégral à lire sur le site de L’Obs : https ://tempsreel.nouvelobs.com/

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