Informer, c’est choisir
Dans un récit à la première personne, Bernard Guetta revient sur sa passion du journalisme et sur les révolutions qui ont marqué sa vie comme sa carrière. De la décolonisation aux “printemps arabes” en passant bien sûr par l’écroulement du communisme
L’entre-deux-millénaires se clôt sur une énigme lancinante. Pour avoir prétendu se purger de ses tyrans, l’Orient arabe gît, en capilotade, sous un déluge d’hémoglobine. Trente ans plus tôt le monumental Empire soviétique et l’indestructible communisme ont rendu l’âme sans un coup de feu. Quoi? Les Arabes sont des ânes et les Russes des phénix? Au-dessous du 40e parallèle le droit à la vie se rationne ? Trêve de calembredaines.
Bernard Guetta, dans « l’Ivresse de l’histoire », sans même s’embarrasser de l’analogie, nous livre la clé du mystère. Sa manière ? Simple comme bonjour. Il nous raconte la vie d’un journaliste sur le terrain, aux premières loges de ces quarante dernières années. Un journaliste : lui. Un territoire : le champ de bataille contre le communisme.
Gdańsk, Pologne, 16 août 1980. Chantier naval Lénine occupé par les ouvriers en grève sous la conduite de Lech Walesa. Guetta, copain comme cochon avec les chefs de l’opposition, débarque avec un message à Walesa, à lui confié par Karol Modzelewski, l’un des animateurs démocrates. Tout faire pour éviter les manifestations de rue. Surtout pas la même erreur qu’en 1970. Rester dans les usines auxquelles le pouvoir n’osera pas donner l’assaut. Pas un coup, pas un cri.
Réunion de grévistes. Ils entendent se débarrasser sur-le-champ des communistes, instaurer le pluripartisme, supprimer la censure. Les intellectuels interviennent. Il ne faut rien demander qui ne laisse d’autre choix au régime que le recours à la force. Faire céder l’ennemi mais lui laisser une porte de sortie. De recul en recul, les dictatures se videront de leur substance et tomberont comme un fruit faisandé.
Cette « stratégie d’autolimitation » de la révolution avait été inspirée aux dissidents polonais par l’expérience espagnole. Après la mort de Franco, on risquait fort de sortir du fascisme par une nouvelle guerre civile. La gauche espagnole a au contraire choisi la voie de la négociation, du compromis, des petits pas. En suivant cet exemple, les Polonais ont donné le coup d’envoi à dix ans de combats non violents qui s’achèveront par l’écroulement du mur de Berlin, du cauchemar soviétique et de l’Empire russe.
En Occident, ni la presse ni les gouvernements n’y croyaient. Une poignée de dissidents aux mains nues ne viendraient jamais à bout du goulag. Pour le tout jeune Guetta et quelques autres visionnaires, aucun doute, on était entré dans le post-communisme. Il tenait cette certitude d’abord de ses scoops mais aussi de sa foi en un combat juste. Informer, c’est choisir. Le pur témoin neutre de toute attache ne sert pas à grand-chose face au magma de la réalité. Dire la vérité certes, mais laquelle ? Il y en a tant.
Lycéen en Mai-68, Guetta appartient à cette génération aussi insatisfaite qu’optimiste de l’aprèsguerre qui, de San Francisco à Berlin, n’a cessé de récuser aussi bien le communisme invalide que les iniquités du marché, l’oppression de la femme, les impostures de nationalisme, les illusions du progrès. Leurs parents se donnaient des ennemis, leurs enfants cherchent leur chemin, eux n’ont été animés que par des causes.
Dans « l’Ivresse de l’histoire », on voit Guetta courir de fin du monde en fin du monde en quête de la sortie de secours. On l’entend, isolé, se démener contre ses directeurs et ses lecteurs si rarement greffés à son espérance. On le sent baigné dans les amitiés de combattants, carburant de la ténacité. On le suit surtout avec sa jeune fille de maman survivant à sa faim et à sa juiverie, seule dans les rues parisiennes de l’Occupation. Et alors, on discerne peutêtre la hantise maîtresse de tous ses élans, la raison même de l’idée Europe : que personne, nulle part, n’endure les tourments de sa mère pour les siècles des siècles.
Chroniqueur à France-Inter, BERNARD GUETTA a notamment couvert l’Amérique des années Reagan, la Pologne de Solidarność et l’effondrement du bloc soviétique pour « le Monde ». Il vient de publier « Dans l’ivresse de l’histoire », chez Flammarion.