Leclair obscur
PERDRE LA TÊTE, PAR BERTRAND LECLAIR, MERCURE DE FRANCE, 256 P., 19,50 EUROS.
Depuis son lit d’hôpital romain, où il souffre moins de sa blessure que d’être statufié, une jambe en l’air, et de ne pouvoir même pas « aller pisser tout seul », Wallace enrage et gronde comme un fauve piégé. Et tout ça pour une aventure, « une passion miraculeuse à 40 ans passés », qu’il ne peut désormais plus cacher et qu’il va devoir payer cher. Car Wallace, écrivain marié et père de famille, était tombé fou amoureux de la belle et délirante Giulia, sans éprouver d’ailleurs le moindre remords. Outre que, croyait-il, sa femme Hannah n’en saurait rien, l’époux de Giulia, Pietro Petrucciani, un richissime collectionneur d’art, était devenu paraplégique après un accident de moto. C’est tout juste si Wallace ne rendait pas service à un homme empêché. L’affaire en serait restée là, ardente et clandestine, si Giulia n’avait un jour, sur un parking de la via Appia Antica, sorti de son sac un petit revolver et visé le genou de son amant. Désormais cloué sur son lit, exposé à la colère d’Hannah et humilié, Wallace essaie de rassembler ses souvenirs et de reconstituer la chronologie des faits qui l’ont conduit aux urgences de l’hôpital. Mais plus ce spécialiste de Villiers de l’Isle-Adam essaie de raisonner, et plus il a le sentiment d’avoir été joué. Giulia l’a-t-elle vraiment aimé comme il l’aimait, ou n’a-t-elle pas plutôt été jetée dans ses bras par un mari pervers qui, depuis les cintres, tirait les fils ? D’ailleurs, ce Petrucciani, grand amateur d’art, n’est-il pas en cheville avec la Mafia, une Mafia « reconvertie dans la sous-traitance des camps de Roms ou de migrants »? Et quels sont ses liens avec les deux chirurgiens italien et chinois qui prétendent pouvoir réaliser la première greffe de tête humaine ? C’est justement à y perdre la tête, au propre comme au figuré, se dit Wallace, soudain gagné par une paranoïa et une angoisse grandissantes. Le Journal que, dans une prose fiévreuse, il tient sur un ordinateur portable tourne au thriller morbide. Il pensait y consigner les éléments de son enquête et le récit de ce qu’Hannah appelle une « putain d’histoire de cul avec une tarée », il écrit, dans un état second, un roman halluciné et hallucinant. Jamais le portraitiste de Georges Pessant, Paul Gauguin et Graham Bell, qui se glisse avec une sardonique délectation dans la peau d’un personnage couturé, n’a poussé si loin les limites de l’imagination ni mieux décrit le pouvoir démoniaque de la littérature. Ce que Bertrand Leclair dit de Wallace, qui « éprouve dans sa chair ce fascinant processus de parthénogenèse que peut provoquer la lecture », eh bien, après avoir dévoré ce roman à la fois stendhalien et orwellien, on le reprend à notre compte.