Marques et street art : les noces rebelles
Depuis une dizaine d’années, de plus en plus de maisons de luxe parient sur les artistes urbains dans l’espoir de séduire une clientèle plus jeune. Pour le meilleur et pour le pire
Esprit rebelle, art provocateur. » C’est sous cette énigmatique étiquette qu’a été embauché chez l’horloger TAG Heuer le street artist Alec Monopoly. Ce New-Yorkais de 31 ans, dissimulé derrière un masque, s’est fait connaître en 2008 avec ses graffitis qui s’insurgeaient contre la crise des subprimes, en mettant en scène l’avare Rich Uncle Pennybags, la mascotte du jeu Monopoly. Depuis, la cote du bonhomme s’est envolée : il a multiplié les collaborations avec des marques (Forever 21, Philippe Plein, Del Toro), pour finalement signer chez la société de luxe suisse (voir p. 124). Et son personnage emblématique de toujours énoncer : « L’argent est la meilleure invention de tous les temps ! »
Symbole d’une critique pop du capitalisme sauvage, Alec Monopoly est devenu celui d’un art récupéré par l’industrie. Il faut dire que ces dix dernières années, les collaborations entre maisons et street artists se multiplient comme des tags dans le RER. Rien que pour ces trois derniers mois, on peut citer : la bouteille de cognac Hennessy colorée par la star JonOne, les baskets Golden Goose éclaboussées par les poings d’Omar Hassan, les bouteilles de Perrier rendues sauvages par Juan Travieso, les boîtes de La Maison du Chocolat graffées par Nasty, le showroom de Sessùn redécoré avec la poésie de Koralie… La liste est longue pour, chaque fois, des collections capsules vendues en édition limitée.
LE MODÈLE POP ART
Pour bien comprendre ce mariage, il faut remonter dans le temps au moment où une grande maison s’est acoquinée avec l’art moderne. En 1965, Yves Saint Laurent présente la robe Mondrian, courte et droite à l’imprimé inspiré des oeuvres de l’artiste néerlandais. Plebiscitée, elle séduit un public plus jeune, se voit adoptée par Grace Kelly et Juliette Gréco, et devient un best-seller de l’histoire du vêtement. « J’en ai marre de faire des robes pour des milliardaires blasés », déclarait à l’époque le créateur. Plus tard, il dira : « Comment aurais-je pu résister au pop art, qui fut l’expression de ma jeunesse ? » Depuis, ce mouvement des sixties a laissé place, après de multiples métamorphoses, à un art plus urbain et plus vindicatif (graffiti et street art), inspirant de nouveaux créateurs.
Passé les débuts illégaux du tag sur les trains, l’art de rue s’est peu à peu introduit dans les galeries, faisant la joie des collectionneurs. « Les marques de luxe ont compris que leur cible collectionnait du street art, aussi bien du JonOne que du Nasty. Elles ont pensé que s’associer avec des artistes serait une bonne manière de se mettre en valeur auprès de leurs acheteurs », explique Samantha Longhi, codirectrice de la galerie Openspace (Paris-11e) et ancienne rédactrice en chef du magazine « Graffiti Art ». En 2001, Marc Jacobs, alors directeur artistique de Louis Vuitton, demande au graffeur Stephen Sprouse de créer des motifs pour une nouvelle ligne de sacs, « Monogramme Graffiti ». Cette maroquinerie de luxe aux écritures fluo fait un carton – le concept sera d’ailleurs réitéré en 2007, puis en 2009. Pour la marque française, le jackpot est double puisque la maison réussit, en plus d’écouler ses sacs, à
casser son image « tradi » en s’adressant à un public plus jeune. Côté street art, c’est le début de la libération d’une inhibition commerciale. Hermès va achever de décomplexer les artistes avec sa série de carrés colorés « Gra », réalisée par Kongo en 2011. « L’art urbain est passé d’une culture de niche à une culture de masse, souligne Michael Dupouy, cofondateur de l’agence La MJC, spécialisée dans les cultures urbaines. Les marques ont toujours voulu séduire le plus grand nombre de consommateurs possible, et le premier levier, c’est la culture. Les street artists sont devenus des influenceurs avec lesquels s’associer. »
VENDU, LE STREET ART ?
L’artiste Jisbar explique que ce sont généralement les marques qui viennent frapper aux portes de l’atelier, physique ou virtuel (Instagram), mais seulement « après avoir discuté avec les bonnes personnes ». De ses collaborations, il retient surtout « une mutualisation de clientèle ». Par exemple, pour le chausseur de luxe J. M. Weston, il a personnalisé une trentaine de paires de chaussures lors d’un événement, en profitant pour a cher de nombreuses toiles – « toutes ont été vendues ». En contrepartie, il a attiré dans la boutique son réseau « plus jeune, plus hipster ».
Même enjeu de reconnaissance avec le costumier sur mesure Rives, qui lui a commandé une immense toile pour décorer sa boutique, devenue iconique. Aussi, pour l’ouverture d’un corner au Printemps, début septembre, la marque chic lui a recommandé une nouvelle toile. « Quand on est un jeune artiste, on est noyé dans la masse, il faut toujours faire parler de soi, estime Jisbar. Ces collaborations, ça me permet de démocratiser mon art, de toucher une autre audience, plus internationale et très di érente de celle que je toucherais si je faisais une fresque le long du canal SaintMartin. » Pour les marques, l’intérêt est évidemment marketing. Ces collaborations, par essence ponctuelles, représentent un risque contrôlé : même avec un artiste clivant, la marque apparaîtra innovante et touchera un nouveau public, plus jeune, plus branché. Mieux, si l’artiste explose, c’est bingo. A l’image des montres Swatch peintes par Keith Haring, commercialisées à 10000 exemplaires dès 1985, pile au moment où sa notoriété internationale s’envolait.
Vendu, le street art? Récupéré? Quand on les interroge, les artistes se montrent
plus pragmatiques, même s’ils refusent de divulguer les tarifs, accords de confidentialité obligent. Ogreoner raconte par exemple avoir réalisé une vitrine pour la présentation du « Gra ti Bag » de Chanel dans le concept store Colette, durant la fashion week de 2014 : « Ils voulaient une vitrine avec du gra et me laissaient carte blanche. Ça s’est super bien passé et ça m’a permis de vivre pendant deux ans! Le graffiti, c’est ma passion. Si ta passion te rapporte de l’argent, pourquoi s’en priver? » André, aussi célèbre pour son Monsieur A que pour être le copropriétaire de la boîte de nuit Le Baron, se montre plus cynique : « Est-ce que je fais ça pour l’argent? Bah, je trouve ça pop de dessiner une bouteille d’Orangina. Après, je ne le fais pas seulement pour les beaux yeux de la marque… », a-t-il glissé au « Monde ».
JUSQU’À L’ÉCOEUREMENT?
Fluctuants, ces revenus dépendent surtout de la cote de l’artiste. Ainsi, on murmure que certains gagneraient désormais plus avec leurs collaborations qu’avec leurs ventes en galerie… Mais, pour les intéressés, le maître mot demeure l’authenticité. « L’artiste vendu, c’est celui qui accepte des contraintes dégueulasses, tranche Ogreoner. Par exemple, une agence d’événementiel m’a récemment proposé d’intervenir pour une marque en me demandant de peindre devant des gens pendant trois heures, d’annoncer l’événement sur mes réseaux sociaux et d’inviter les blogueurs qui me suivent à venir… Ça faisait beaucoup pour un tarif vraiment bas. » L’ultra- sollicité Kongo admet refuser 95% des collaborations qui lui sont proposées. Il faut dire que le milieu a été échaudé par la collection street art lancée par Monoprix en 2014. L’enseigne s’était associée à trois gra eurs réputés – Nasty, Tanc et Pro176 – pour commercialiser une très large gamme de produits : body pour bébé, culotte, torchon, manique… Too much ? Plusieurs voix s’étaient élevées contre une « marchandisation » du street art. « Cette collection a été mal accueillie dans le milieu, se souvient Samantha Longhi, de la galerie Openspace. Pour autant, l’art urbain a toujours voulu démocratiser les oeuvres. A l’origine, en les créant dans la rue et maintenant en s’immisçant dans le quotidien des gens, dans leur intimité. » Et si les prix en galerie ou au marché noir, comme en témoignent les vols récents de mosaïques d’Invader, s’envolent, la grande consommation demeure, elle, bien plus accessible. Les oeuvres destinées à la rue, e acées depuis bien longtemps par les services de nettoyage, se retrouvent donc désormais portées partout. Jusqu’à l’écoeurement ? « Probablement, ça finira par se vendre moins, et les marques, cyniques, ne feront plus appel aux street artists, note Michael Dupouy, de l’agence La MJC. Mais on en est encore loin. »