L’IMPOSSIBILITÉ D’UNE ÎLE
Essayiste, auteur de « Notre France. Dire et aimer ce que nous sommes ».
Un simple scrutin ne fait pas le printemps. Ni l’hiver d’ailleurs. Au lendemain du Brexit et du sacre de Donald Trump, un vent de pessimisme millénariste soufflait sur l’Occident : le tsunami nationalpopuliste s’abattant sur les démocraties libérales paraissait irrésistible, Marine Le Pen allait soit gagner soit obtenir un score si élevé que la France deviendrait ingouvernable, et l’Union européenne irréformable. C’était « écrit ». Un débat d’entre-deux-tours lunaire et une musicale traversée du Louvre plus tard, l’ambiance tourna à l’optimisme béat : le jeune roi de France allait s’unir à l’inoxydable chancelière allemande pour refonder l’UE. Réhabiliter l’idée démocratique. Sauver la planète. C’était « écrit ». Tout allait à nouveau pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Et patatras ! Le dernier retournement de situation en date est d’autant plus surprenant qu’il vient d’Allemagne, modèle de stabilité politique certifié sans populisme, pays du haut consensus et du bas chômage que l’on disait vacciné à jamais contre l’extrémisme. Le résultat décevant d’Angela Merkel, la percée de l’Alternative für Deutschland (AfD) et le caractère à la fois improbable et nécessaire de la coalition qui se dessine entre des partis – les Verts et les libéraux – que tout ou presque oppose, à commencer par leur vision de l’Europe, sont autant de piqûres de rappel : si les démocraties occidentales ne sont pas mortes, elles restent malades. Et il faudra bien plus que trois drapeaux, deux discours ou une élection pour sortir l’UE de l’ornière.
Dans « Candide », Pangloss l’optimiste et Martin le pessimiste sont les deux faces d’un même déni de réalité. Le « tout roule » comme le « tout s’effondre » sont constamment démentis par les faits. Il n’y a ni fatalité du déclin ni inéluctable progrès de l’histoire. Il n’y a qu’un monde chaotique, fait de flux et de reflux, de cycles et de contre-cycles, dans lequel il nous faut oeuvrer et lutter. Un monde chaotique dont aucune nation ne peut prétendre s’extraire, pas même l’Allemagne d’Angela Merkel. Certes, l’AfD est encore bien loin des scores du Front national, mais 94 députés d’extrême droite font leur entrée au Bundestag. Et c’est un coup de tonnerre dans un ciel apparemment serein. Comment l’expliquer ?
Deux raisons sont généralement avancées. A juste titre. La peur de l’autre, d’abord : Angela Merkel a sauvé (une partie de) l’honneur de l’Europe en ouvrant, seule, ses portes à un million de réfugiés en 2015. Elle a pris un risque politique majeur au nom de principes que les autres dirigeants continentaux foulaient aux pieds. L’AfD a axé 90% de sa campagne sur ce thème, et cela a fonctionné. Surtout, d’ailleurs, dans les zones du pays qui ont le moins accueilli d’exilés (la concentration d’étrangers et le vote AfD sont inversement proportionnels), ce qui nous rappelle au passage que la xénophobie repose sur des fantasmes infiniment plus que sur un contact direct avec l’altérité. Les ratés du « miracle allemand », ensuite : il n’y a pas, contrairement à ce qu’on prétend parfois, de modèle socio-économique qui irait de soi et qu’il suffirait de dupliquer. Tout est affaire non de science, mais de choix politique. Les gouvernements allemands successifs ont opté pour une réduction massive du chômage au prix d’une augmentation tout aussi massive du nombre de travailleurs pauvres, et la carte du vote AfD recoupe largement celle des oubliés du « miracle allemand ».
Mais il existe une troisième manière de lire ces résultats, qui s’ajoute aux deux autres sans les nier : l’impossibilité d’une île. L’Allemagne n’est plus, du moins plus tout à fait, une exception. La crise que traversent les démocraties libérales ne s’arrête pas à ses frontières. Outre-Rhin comme ici, comme partout, le déficit de sens, d’horizon collectif, de transcendance politique nourrit le repli et le rejet. Pendant soixante-dix ans, la mémoire du nazisme avait immunisé nos voisins contre l’antiparlementarisme. Non que leur système fonctionnât parfaitement, mais le souvenir entretenu du passé rendait ces imperfections supportables et empêchait l’électeur de s’en saisir pour laisser libre cours à sa colère. Ce n’est plus le cas.
L’histoire avait en quelque sorte sorti l’Allemagne du monde. Elle replonge dedans aujourd’hui, devenant un pays comme les autres. Une prise de conscience peut-elle naître de cette (relative) chute ? Il y va de notre avenir à tous. L’élite berlinoise pensait que le statu quo lui était bénéfique et se méfiait de toute ambition refondatrice du projet européen. Elle doit désormais comprendre que si rien ne bouge, tout peut être remis en question. Y compris chez elle. « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve », écrivait Hölderlin. C’est vrai, à condition de prendre la mesure dudit péril lorsqu’on s’en approche. Espérons qu’Angela Merkel connaisse ses poètes.
“L’ALLEMAGNE N’EST PLUS, DU MOINS PLUS TOUT À FAIT, UNE EXCEPTION. LA CRISE QUE TRAVERSENT LES DÉMOCRATIES LIBÉRALES NE S’ARRÊTE PAS À SES FRONTIÈRES.”