La sociologie est-elle dépassée ?
Gérald Bronner publie un essai accusant sa propre discipline de ne pas être assez scientifique. Cyril Lemieux, comme d’autres chercheurs en sciences sociales, défend une tout autre vision. “L’Obs” a organisé la confrontation
Gérald Bronner, dans le titre du livre que vous avez écrit avec Etienne Géhin, vous postulez un « danger sociologique ». Quels en sont les symptômes? Gérald Bronner Les sociologues eux-mêmes ont un sentiment de déclassement de leur discipline. Au Japon même, le Premier ministre a enjoint aux universités de cesser d’enseigner la sociologie ! Et certaines ont accepté. Ici, l’attaque de Manuel Valls, outrée et illégitime, « expliquer le djihadisme, c’est déjà vouloir un peu l’excuser », a fait des vagues. On pourrait cesser de réfléchir en considérant
que ces discours antisociologiques viennent le plus souvent du camp réactionnaire. Mais nous avons voulu aller plus loin. D’abord parce que certains discours sociologiques inconséquents peuvent, lorsqu’ils se diffusent dans l’espace public, représenter un danger. Ensuite parce qu’une menace passe inaperçue aux yeux de beaucoup de collègues : d’autres disciplines se saisissent de plus en plus d’objets qui sont légitimement des objets de la sociologie. L’informatique ou la physique par exemple, parce qu’elles sont capables d’examiner sur internet des traces qui étaient auparavant évanescentes, s’emparent des phénomènes complexes de notre monde : la post-vérité, la défiance vis-à-vis des vaccins ou les progrès du populisme… Elles peuvent mesurer scientifiquement des phénomènes sociaux. L’espace intellectuel de la sociologie est en train d’être grignoté. Cyril Lemieux Le titre de votre livre est très problématique car il laisse entendre que la sociologie elle-même représente un danger pour la société. S’agit-il de flatter un esprit du temps ? Le raisonnement sociologique déplaît et énerve, jusqu’aux hommes politiques. Mais j’y vois l’effet de transformations sociales profondes qui, depuis trente ans, ont favorisé en Europe la pensée de l’individualisme libéral. La sociologie, en insistant sur ce qui relève du collectif en nous-mêmes, sur ce qui nous lie objectivement les uns aux autres, vient heurter le raisonnement libéral. Il y a là un paradoxe : plus la société devient individualiste, plus le besoin de sociologie se fait sentir et plus elle apparaît scandaleuse. Ce livre contribuera-t-il à améliorer la situation ? Je ne le pense pas. Car il nous enferme dans une alternative caricaturale en rejouant de manière outrée l’opposition qui a prédominé en France dans les années 1970 entre Pierre Bourdieu et Raymond Boudon, incarnant, même si leurs oeuvres étaient bien plus subtiles, l’un le primat du social, l’autre celui de l’individu. En réalité, la sociologie actuelle offre des positions beaucoup plus variées et complexes. Je suis frappé que vous ne les évoquiez pas dans le livre. G. Bronner Le problème que nous posons est bien plus fondamental : c’est la « cumulativité », c’està-dire la manière dont les savoirs s’accumulent en sociologie. Une science est une activité sociale qui sélectionne des idées. Or, des canulars qui ont consisté à faire publier dans des revues de sociologie des textes aberrants montrent que les mécanismes de sélection fonctionnent mal dans notre discipline. Ailleurs, en neurophysiologie, discipline qui a 150 ans d’existence comme la sociologie, on observe un clair progrès de la connaissance, les théories se substituent les unes aux autres. En biologie par exemple, Darwin se substitue à Lamarck, et tout le monde discute à partir de Darwin. Nous voulons que la sociologie, comme toute science, s’entende sur des critères communs. Mais la sociologie est une science humaine, pas une science de la nature… G. Bronner Prenons l’exemple de la controverse autour du harcèlement sexuel dont seraient victimes les femmes dans le quartier de la Chapelle à Paris. Des collègues sociologues ont exprimé des points de vue opposés. Or il s’agit d’une hypothèse que l’on peut tester : y a-t-il dans certains quartiers des taux statistiques d’agression physique ou verbale plus importants qu’ailleurs? On peut le mesurer en faisant jouer des variables comme le nombre d’individus, la taille du trottoir etc. L’interprétation est une autre question. Mais il faut déjà « s’assurer de l’existence du fait », comme le disait Fontenelle. Les sociologues, trop souvent, n’ont pas ce réflexe. C. Lemieux Si les sciences de la nature suffisaient à rendre compte du comportement humain, la sociologie serait inutile. En l’occurrence, il ne suffit pas de compter des agressions sur un trottoir. Car le sentiment d’avoir été agressé et la façon dont on va enregistrer l’agression relèvent du social. C’est donc la dispute sociale autour de ce que signifie « agresser » qui doit être prise en considération. Car à travers elle s’observe une évolution des normes et des interprétations. Compter est important et fait partie de l’enquête, mais le réflexe consistant à dire qu’il est plus scientifique de commencer par là n’est pas le bon. Pour les sciences sociales, la scientificité se juge avant tout à la capacité réflexive. C’est « la science la plus difficile », affirmait Auguste Comte, car les sociologues sont aussi des acteurs sociaux. Faire vraiment de la sociologie implique de le prendre en compte. G. Bronner Les sciences sociales doivent appliquer la même rigueur méthodique que les sciences de la nature. Toute une partie de la sociologie – brillante parfois – s’exonère de sa responsabilité scientifique en la plaçant dans un espace de non-réfutation. Prenons la question : « Le niveau à l’école monte-t-il ou baisse-t-il ? » Aujourd’hui, on répond : « Ça dépend comment on regarde les chiffres », parce qu’il n’y a pas de consensus préalable sur les variables. Toutes les sciences normalisent leurs variables, pourquoi pas la sociologie ? On peut se demander à l’infini ce qu’est une agression, mais pendant ce temps-là, on n’explique rien. C. Lemieux Et quels chiffres utilise-t-on ? Ceux de la police? Ils sont très problématiques, on le sait. C’est là-dessus qu’il faut se battre : la production autonome de chiffres scientifiquement utilisables. Il ne faut pas exonérer la sociologie de toute
GÉRALD BRONNER enseigne la sociologie à l’université Paris-Diderot et travaille sur les croyances. Auteur notamment de « la Démocratie des crédules », il a coécrit avec Etienne Géhin « le Danger sociologique », publié cette semaine aux Presses universitaires de France. CYRIL LEMIEUX est directeur d’études à l’EHESS. Spécialiste des médias, auteur de « Mauvaise presse » (Métailié), il a récemment publié avec Bruno Karsenti « Socialisme et sociologie », aux éditions de l’EHESS.
scientificité, mais au contraire définir sa scientificité propre. La sociologie vise à comprendre et expliquer, comme le dit Max Weber. Le but est le même que dans les sciences de la nature : expliquer. Mais Weber ajoute que le comportement humain ne s’explique pas directement et qu’il faut donc passer par la compréhension du sens de l’action. La sociologie a en cela un mode d’explication qui diffère fondamentalement de celui des sciences de la nature. D’où vient l’impression que la sociologie est habitée, plus que d’autres sciences humaines et sociales, par le biais politique? G. Bronner Parce qu’une partie importante de la sociologie le revendique. Certaines théories relevant d’une prétendue « sociologie critique » affirment par exemple que les prisons ont pour but de criminaliser les pauvres. Que dans les faits les pauvres soient plus souvent emprisonnés, se demander pourquoi, et éventuellement s’en indigner, très bien. Mais partir du principe que c’est le but de la prison, c’est un biais dit d’« intentionnalité ». Il faut que les sociologues qui veulent voir leur discipline assumer sa vocation scientifique dénoncent cela. C. Lemieux Je suis d’accord sur ce point de méthode. Reste qu’à partir du moment où elle analyse la société, la sociologie permet de prendre conscience des problèmes qui la parcourent et plus encore des mécanismes sociaux qui expliquent ces problèmes. Tout travail sociologique a donc, potentiellement, un effet politique. L’attitude consistant à dire « je ne fais que de la science » revient à ne pas comprendre la position effective de la sociologie dans la société. Par exemple, Gérald Bronner et Etienne Géhin ont écrit un livre critique sur le principe de précaution. C’est la preuve de la visée assumée d’un effet politique. Ce à quoi on doit inviter nos collègues, ce n’est pas à se retrancher derrière une sorte de « mauvaise foi positiviste », c’est plutôt à faire de la meilleure science afin de mieux contribuer à la réflexion des sociétés sur ellesmêmes, c’est-à-dire aussi au projet démocratique. G. Bronner Mais nos réflexions sur le principe de précaution sont fondées sur la catégorie du vrai et du faux. La probabilité d’un risque, même très faible, est naturellement assimilée par le cerveau humain. Ces dispositions cognitives peuvent
avoir un impact politique quand elles sont agrégées et fabriquent un récit collectif. On est là dans la catégorie du vrai et du faux, pas du bien et du mal. Il est normal que la sociologie – comme n’importe quelle autre science – intervienne publiquement sur les catégories du vrai et du faux. Max Weber parlait de « neutralité axiologique » pour définir cette position, qui consiste à être libre par rapport aux valeurs. C. Lemieux Bien sûr, mais il faut aller au bout de l’analyse sociologique et comprendre les effets de la sociologie dans le monde social. G. Bronner Si les effets sont négatifs, il faut s’interdire de dire les choses ? C. Lemieux Négatifs par rapport à quoi ? G. Bronner A la santé publique par exemple. C. Lemieux La santé publique est un idéal. Pas un fait. Dans ce cas, il faut assumer cet idéal. En face de la santé publique, d’autres vont défendre un autre idéal, comme le droit de désobéir à l’Etat ou de respecter une habitude même néfaste pour leur santé. On ne peut pas disqualifier ces contradicteurs en leur disant « taisez-vous, c’est la science ! » G. Bronner Il existe des consensus scientifiques (sur les vaccins par exemple), on ne peut pas les nier. C. Lemieux Et pourtant certains de nos concitoyens ne s’en privent pas. Il est important de comprendre et d’expliquer sociologiquement pourquoi. Gérald Bronner, pourquoi pensez-vous que la sociologie doit se rapprocher des sciences cognitives et prendre en compte ce qu’elles nous apprennent du fonctionnement de notre cerveau? G. Bronner Comme Max Weber, je pense qu’une partie du travail sociologique consiste à voir comment des intentions individuelles s’agrègent pour former des phénomènes collectifs. Mais il y a un écueil : on ne peut que reconstruire a posteriori ces intentionnalités. Et on bute sur une question métaphysique : l’individu est-il parfaitement libre dans ses choix? Je ne le pense pas. En revanche, on sait que le cerveau est sans cesse sujet à des injonctions contradictoires et que cela nécessite des instances d’arbitrage. Or les sciences cognitives ont identifié physiologiquement ces instances et les observent. Pour autant, dans l’état actuel des connaissances en neurosciences, aucun modèle déterministe ne rend compte de la manière dont notre cerveau – l’objet le plus complexe que l’on connaisse – décide par exemple d’acheter une baguette de pain. Pourquoi, nous sociologues, aurions-nous la prétention de savoir ce qui détermine les interactions ultracomplexes entre ces objets ultracomplexes ? Le déterminisme a créé des entités collectives censées avoir un pouvoir explicatif – comme la culture. Mais en vérité, ça n’explique rien. C. Lemieux Nous avons là un désaccord presque métaphysique. Pour vous, le social arrive par l’agrégation d’intentions individuelles qui lui préexistent. Avec Durkheim, je considère au contraire que le social est profondément logé en nous. La personne qui pense « je vais acheter une baguette de pain » ne pense pas comme un individu isolé. Il y a déjà du social dans cette simple pensée, ne serait-ce que parce qu’elle se formule dans un langage que l’individu n’a pas inventé. Le social est lié aux formes mêmes dans lesquelles nous agissons. Penser que l’individu précède le social s’origine dans l’individualisme libéral. C’est le raisonnement des économistes standards : des individus se rencontrent, se coordonnent et font des calculs sur la base de leur intérêt propre. Je ne partage pas du tout cette vision. G. Bronner Je ne prétends pas statuer sur le fait que le social précède l’individu ou pas. Je prétends comprendre et expliquer les phénomènes sociaux tels qu’ils se présentent. Or les sciences cognitives augmentent nos capacités de compréhension. Par exemple, les phénomènes sociaux relevant des croyances ne peuvent pas être compris si on ignore un biais cognitif comme l’« effet râteau », c’est-à-dire le fait que notre cerveau s’attende toujours à ce que des phénomènes aléatoires se produisent à un rythme régulier. Or cette disposition mentale ne se révèle pas en faisant des entretiens. Et peu importe qu’elle relève de l’acquis ou de l’inné. Mais le fait est que ce biais permet de mieux comprendre que la croyance n’est pas seulement un construit social. Il est fou que des sociologues refusent le débat avec des sciences qui nous apprennent cela. Ce qui vous oppose est-il grave pour la sociologie ou au contraire le signe qu’elle est une discipline vivante? C. Lemieux La sociologie – comme l’anthropologie et l’histoire – nous a déjà beaucoup apporté en termes de connaissances scientifiques sur l’humanité et son évolution. Certes, ces disciplines ne se plient pas à l’épistémologie des sciences de la nature. Mais ce constat doit-il nous inciter à mettre à la poubelle Durkheim, Weber, Elias et Goffman ? G. Bronner Il ne s’agit pas de les mettre à la poubelle, mais la sociologie est parfois dans un état préscientifique. C. Lemieux A vous entendre, la sociologie n’a pas encore eu lieu… G. Bronner Si. Elle a aussi produit des connaissances solides. Mais nous aimerions provoquer un électrochoc chez nos collègues les plus rationnels et sortir notre discipline de l’isolement qui la guette.
“JE PRÉTENDS EXPLIQUER LES PHÉNOMÈNES SOCIAUX TELS QU’ILS SE PRÉSENTENT. OR LES SCIENCES COGNITIVES AUGMENTENT NOS CAPACITÉS DE COMPRÉHENSION.” GÉRALD BRONNER